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vous fût livré ? Abd-el-Kader, dans le Maroc, sera toujours un ferment de guerre. Entre les mains d’Abderrahman, il sera pour lui un danger, et pour nous une menace : le geôlier d’Abd-el-Kader tiendra l’Algérie en échec. Le maréchal Bugeaud, après la bataille d’Isly, conseillait d’exiger qu’Abd-el-Kader fût remis à la France : pourquoi n’avoir pas écouté ce conseil ? Au lieu de cela, il paraît qu’on a cru devoir prendre l’engagement de traiter Abd-el-Kader avec égard, s’il tombe entre nos mains, ce qui veut dire qu’on s’oblige à ne pas le faire périr, comme si une nation telle que la France devait souffrir que des barbares la soupçonnent de cruauté, et se laisser imposer par eux la loi d’être humaine et généreuse ! Il serait possible, toutefois, que cette stipulation particulière eût pour but d’engager l’empereur du Maroc à nous remettre Abd-el-Kader, dès qu’il sera parvenu, à s’en rendre maître : dans ce cas, nous pourrions l’approuver. Nous attendrons là-dessus les explications du cabinet. Mais une chose que le cabinet expliquera difficilement, c’est l’abandon de l’île de Mogador avant les ratifications du traité. Si les dispositions de l’Angleterre étaient si pacifiques, pourquoi cet abandon précipité ? qui vous forçait à vous priver de votre gage ? d’où venait ce besoin si impérieux de rassurer le Maroc en le délivrant de notre présence ? Qui ne verra dans cet empressement une imprudence que rien n’excuse ?

Nous avons raisonné jusqu’ici dans la supposition que la paix n’aurait pas été menacée, que l’Angleterre se serait montrée calme et bienveillante dans les négociations, que ce fait résulterait des pièces diplomatiques, et nous avons établi que dans ce cas le ministère aurait sacrifié inutilement le droit de la France et commis des imprudences coupables. Plaçons-nous maintenant dans l’hypothèse contraire. Supposons qu’une rupture ait failli éclater, et que nous en trouvions un jour la preuve dans les dépêches de Londres ; ce fait, au lieu de justifier le ministère, rendra, sa responsabilité plus grave. Certes, dans ce cas, nous ne le blâmerions pas d’avoir fait des sacrifices pour conserver la paix. L’Angleterre a pu montrer des prétentions injustes et les soutenir avec aigreur sans que pour cela elle ait franchi la limite qui sépare la paix de la guerre. La France a pu se sentir blessée et se contenir. Il faut des raisons bien fortes pour jeter dans une guerre dont les suites sont incalculables deux peuples qui sont les rois de la civilisation moderne. Ces raisons si puissantes se sont-elles présentées ? nous en doutons. Les chambres exigeront là-dessus une lumière complète. Attendons ; mais ce qui accuse dès à présent le ministère, ce qui condamne sa politique, c’est l’aveu de l’immense danger que la paix vient de courir, c’est ce fait qu’une guerre a été imminente entre l’Angleterre et la France, et qu’une redoutable alternative a plané un instant sur les deux nations. Voilà donc le fruit du système qu’on a nommé l’entente cordiale ! Les avances réitérées de la France, l’oubli d’une injure récente, les témoignages d’une sympathie exclusive, des concessions sans nombre et sans mesure, ont abouti à cette situation étrange, qu’il suffit d’un choc, si faible et si involontaire qu’il soit, pour que les deux