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musical en vigueur à l’Académie royale nous apparaît incarné dans la personne de deux hallebardiers gigantesques placés en sentinelle, et pertuisane au poing, sur les degrés du fauteuil ducal. Au lever du rideau, la scène est vide. Peu à peu cependant des groupes se forment ; on va et vient, on se salue, on s’aborde, et, sous prétexte d’avoir l’air de parler de chose et d’autre, on montre au public ses habits neufs. Exorde pittoresque s’il en fut : on ne saurait être en vérité plus vénitien que cela, et Canaletti a trouvé son maître. Reste à savoir si tout cet appareil inventé après coup à répondre au ton général de l’ouvrage, et si cette couleur locale, prétentieuse et gourmée, ne semblera point ridiculement déplacée quand il s’agira d’entonner le viva Otello traditionnel et de se ranger en espalier, les ténors avec les ténors, les basses avec les basses, pour ne pas manquer les reprises, de la fameuse aria di bravura col pertichini. Vous dirai-je qu’à l’Opéra le père de Desdemona se nomme Brabantio ? Un patricien de la sérénissime république de Venise, aussi étoffé que l’est M. Levasseur ou M. Serda, pouvait-il raisonnablement s’appeler Elmiro ? Dans tous les cas, c’est se donner de la couleur locale à bon marché ; un nom de plus ou de moins ne fait rien à l’affaire, et je n’insisterais pas sur de pareils détails, si cette voie où l’on s’est engagé à plaisir n’aboutissait par momens à d’incroyables extravagances. En voici une entre autres dont vous rirez bien. A coup sûr, vous n’avez point oublié la Malibran et l’impression immense qu’elle produisait dans cette entrée du second acte où votre génie a versé le pathétique à si large mesure. S’il me fallait décrire exactement le costume qu’elle portait dans cette scène, j’avoue que je ne le pourrais guère ; mais ce que je sais, c’est qu’elle y était inspirée et sublime. Elle venait là suppliante, éperdue, passionnée, en épouse qui se hâte d’accourir pour conjurer un grand malheur ; et quand elle se présentait au More, les cheveux en désordre, le front haut et résolu, les yeux en larmes, c’était un effet véritablement héroïque. Or, il paraît que les poètes romantiques en train d’illustrer votre Otello pour la scène, française auront changé tout cela. Au fait, cette Malibran était une écervelée qui ne savait ni composer un rôle, ni se mettre. Et que deviendrait-on, bon Dieu ! si, dans la Venise des poètes, dans la Venise des doges et du Rialto, des lagunes, des gondoles et des barcaroles, une fille de sang patricien pouvait ainsi se rendre à visage découvert dans le palais d’un homme, cet homme fût-il cent fois More et cent fois son mari ? A nous donc la couleur locale ! Vite un domino sur votre blanche épaule, ô Desdemona !