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explosion que les spectateurs grossiers attendaient, comme a dit Molière, « pour faire le brouhaha. » Depuis la première retraite deBaron, et la mort de Mme Champmeslé, jusqu’à la fin de la régence, cette manière fut poussée au dernier terme de l’extravagance ; vogue appartenait à Beaubourg, dont on vantait la chaleur désordonnée, et surtout à Mlle Duclos, ancienne chanteuse de l’Opéra, qui exagéra jusqu’au ridicule le chant monotone des comédiens français.

Une réaction était nécessaire. L’élève de Molière, Baron, en fut le héros. Lorsque cet acteur incomparable remonta sur la scène qu’il avait quittée depuis vingt-neuf ans, il avait environ soixante-douze ans. Remplaçant Beaubourg, qui avait réussi par l’abus de sa vigueur physique, il chercha dans le contrasté les chances de son propre succès. La moindre cause d’étonnement pour le public fut l’audace de ce vieillard qui abordait, à l’âge où la décrépitude commence, les rôles les plus vivaces du répertoire. On fut saisi surtout d’entendre un homme qui parlait en réponse à des chanteurs, qui économisait le geste au milieu des énergumènes, qui, au lieu d’une pétulance inintelligente et brutale, détaillait savamment ses rôles, en nuançait à l’infini les intentions ; artiste merveilleux, assez maître de lui pour éviter les défauts de ses qualités, simple et calme sans froideur, décent dans l’impétuosité, intéressant et spirituel sans laisser voir la recherche de l’esprit. L’impression que fit Baron sur ses contemporains fut si vive, qu’elle demeura ineffaçable, et que la critique du dernier siècle s’accoutuma à le présenter comme le type de la perfection. Je m’en tiens à croire qu’il a possédé au suprême degré la qualité la plus importante du comédien, celle du bien-dire. C’est avec cette qualité enchanteresse qu’il captivait son auditoire, au point de ne pas lui laisser le temps de la réflexion, il traduisait, dit-on, non pas le mot, comme le font les acteurs médiocres, mais l’intention, mais le sentiment, et il trouvait pour chaque sentiment des inflexions si consciencieuses, qu’elles étaient irrésistibles.

En caractérisant le talent de Baron, j’ai fait connaître sa brillante élève, Mlle Lecouvreur. Même netteté de débit avec un organe moins riche, même adresse à phraser suivant la tradition de Molière, comme on disait alors, c’est-à-dire à conserver quelque chose du rhythme poétique, sans marquer la césure, sans appuyer sur la rime ; même charme à parler le vers, mais non pas comme on parlait la prose. Ses efforts pour animer la pantomime, pour compléter l’illusion théâtrale, annonçaient les derniers progrès de l’art, lorsque la mort la frappa.

Le maître de la scène, après la perte de Lecouvreur, Dufresne,