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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

— Monsieur, répondit Mlle  de La Seiglière, qui croyait connaître ces motifs dont parlait Bernard ; si vous êtes seul ici-bas, si vous n’avez point d’affection sérieuse qui vous appelle ailleurs, si votre cœur est libre de tout lien, je ne sais rien qui vous puisse dispenser de vivre au milieu de nous.

— Je suis seul ici-bas, et mon cœur est libre de tout lien, répliqua tristement le jeune homme ; mais songez que je ne suis qu’un soldat de mœurs rudes et sans doute grossières. Je n’ai ni les goûts, ni les habitudes, ni les opinions de monsieur votre père. Étranger au monde où vous vivez, j’y serais importun, et moi-même j’y souffrirais peut-être.

— N’est-ce que cela, monsieur ? dit Hélène. Mais songez donc à votre tour que vous êtes ici sur vos terres, et que nul ne songera jamais à contrarier vos goûts, vos habitudes et vos opinions. Mon père est un esprit aimable, indulgent et facile. Vous nous verrez à vos heures ; si vous le préférez, vous ne nous verrez jamais. Vous choisirez le genre de vie qui vous conviendra le mieux, et, à part la température, dont nous ne saurions disposer, il ne tiendra qu’à vous de vous croire encore en pleine Sibérie. Seulement vous ne gèlerez pas, et vous aurez la France à votre porte.

— Soyez sûre, mademoiselle, répondit Bernard, que ma place n’est point chez le marquis de La Seiglière.

— C’est me faire entendre, monsieur, que ce n’est point ici notre place, répondit Mlle  de La Seiglière, car nous sommes ici chez vous.

Ainsi ces deux cœurs honnêtes et charmans abdiquaient chacun de son côté pour ne pas s’humilier l’un l’autre. Bernard rougit, se troubla et se tut.

— Vous voyez bien, monsieur, que vous ne pouvez pas partir et que vous ne partirez pas. Venez, ajouta Hélène en reprenant le bras du jeune homme. Je vous ai hier transmis, pour ainsi dire, les derniers jours de votre père ; il me reste encore un dépôt qu’il m’a confié à son lit de mort, et que je tiens à vous remettre.

À ces mots, elle entraîna Bernard, qui la suivit encore une fois, et tous deux s’enfoncèrent dans un sentier couvert qui courait à travers les terres entre deux haies d’épines et de troënes. Il faisait une de ces riantes matinées que n’ont point encore voilées les mélancolies de l’automne. Bernard reconnaissait les sites au milieu desquels il s’était élevé, à chaque pas, il éveillait un souvenir ; à chaque détour de haie, il rencontrait une fraîche image de ses jeunes années. Ainsi marchant, tous deux s’entretenaient des jours écoulés. Bernard disait son enfance turbulente ; Hélène racontait sa jeunesse grave et sérieuse. Parfois ils