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laissé enchaîner, comme Gulliver, par des nains, il prit sa cravache, enfonça son chapeau sur sa tête, et, sans vouloir seulement prendre congé de ses hôtes, il sortit du château, décidé à n’y plus rentrer que lorsqu’il en aurait chassé la race des La Seiglière.

En traversant une cour plantée de figuiers, de marronniers et de tilleuls, pour gagner les écuries et seller lui-même le cheval qui l’avait amené, il fut rencontré par Mlle  de La Seiglière, qui sortait de son appartement, en simple négligé du matin, encore plus belle ainsi qu’il ne l’avait vue la veille, le front si pur et si serein, la démarche si calme, le regard si limpide, que Bernard, en l’apercevant, sentit sa conviction s’évanouir avec sa colère, de même qu’au soleil levant se disperse et se fond la brume des collines. Soupçonner cette fière et suave créature de ruse, de mensonge, d’intrigue et de duplicité, autant aurait valu accuser de meurtre et de carnage les palombes au plumage ardoisé qui se becquetaient sur le toit du colombier voisin. La jeune fille alla droit au jeune homme.

— Monsieur, je vous cherchais, dit-elle.

À ce timbre de voix plus doux et plus frais que l’haleine embaumée du printemps, plus franc, plus loyal et sincère que le son de l’or sans alliage, Bernard tressaillit, et le charme recommença. Hélène et lui se trouvaient en cet instant près d’une petite porte qui donnait sur la campagne. Hélène l’ouvrit, et, passant sa main sur le bras de Bernard :

— Venez, ajouta-t-elle. Il est encore de bonne heure, et mon père s’est vanté hier soir en vous offrant d’aller battre avec vous, ce matin, nos landes et nos guérets. Vous serez obligé de vous contenter d’une promenade avec moi à travers champs. Vous y perdrez ; mais les fièvres y gagneront.

— Tenez, mademoiselle, dit Bernard d’une voix tremblante en se dégageant doucement de la main d’Hélène, je vous vénère et vous honore. Je vous crois aussi noble que belle ; je sens que douter de vous, ce serait douter de Dieu même. Vous avez aimé mon père ; vous avez été l’ange gardien de sa vieillesse. Vous l’avez assisté souffrant ; vous vous êtes assise à son chevet ; vous l’avez aidé à mourir. Soyez-en remerciée et bénie. Vous avez rempli les devoirs de l’absent ; je vous en garderai dans mon cœur une reconnaissance éternelle. Cependant laissez-moi partir. Je ne saurais vous expliquer les motifs impérieux qui m’en font une loi ; mais puisque je la subis, cette loi, puisque j’ai la force de m’arracher à la grâce de vos instances, vous devez comprendre, mademoiselle, que les motifs qui me commandent sont bien impérieux en effet.