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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

rideaux de la fenêtre ouverte. Commodément assis dans un fauteuil moelleux, non loin d’Hélène, qui s’occupait, à la lueur d’une lampe, d’un ouvrage de tapisserie, Bernard subissait, sans chercher à s’en rendre compter le charme de cet intérieur de famille. De temps en temps, le marquis se levait, puis venait se rasseoir après avoir baisé sa fille au front. D’autres fois, c’était l’aimable enfant qui regardait son père avec amour. Bernard s’oubliait au tableau de ces chastes joies. Cependant on voulut savoir l’histoire de sa captivité ; M. de La Seiglière et sa fille joignirent leurs instances à celles de la baronne. Il est doux de parler de soi et de raconter les maux qu’on a soufferts, surtout quand on a bien dîné, et qu’on suspend, pour ainsi dire, à ses lèvres quelque Didon ou quelque Desdémone palpitante, curieuse, le regard ému et le sein agité. Bernard donna d’autant plus aisément dans le piège, qu’Hélène y jouait, sans s’en douter, le rôle de l’alouette captive chargée d’attirer la gent emplumée dans les lacets de l’oiseleur. Il raconta d’abord l’affaire de la Moscowa. Il indiqua à grands traits le plan des lieux, les mouvemens du terrain, la disposition respective des deux armées, puis il engagea la bataille, il avait commencé sur un ton grave et simple ; exalté par ses souvenirs, emporté par sa propre parole comme par des ailes de flamme, ses yeux s’animèrent peu à peu, et sa voix retentit bientôt comme un clairon. On respira l’odeur de la poudre, on entendit le sifflement des balles, on vit les bataillons s’ébranler et se ruer à travers la mitraille, jusqu’au moment où, frappé lui-même en tête de son escadron, il tomba sans vie sous les pieds des chevaux, sur le sol jonché de cadavres. Ainsi parlant, il était beau ; Mlle de La Seiglière avait laissé échapper son aiguille, et, le col tendu, sans haleine, elle écoutait et contemplait Bernard avec un sentiment de naïve admiration.

C’est un poète qui chante les exploits d’un héros ! s’écria Mme de Vaubert avec enthousiasme…

— Monsieur, ajouta le marquis, vous pouvez vous flatter d’avoir vu la mort de près. Quelle-bataille ! j’en rêverai la nuit. Il paraît que vous n’y alliez pas de main morte ; mais aussi, que diable votre empereur allait-il faire dans cette maudite Russie ?

— Il avait son idée, répliqua fièrement Bernard ; cela ne nous regarde pas.

Ensuite, il dit de quelle façon il s’était réveillé prisonnier, et comment de prisonnier il devenu esclave. Il raconta simplement, sans emphase et sans exagération, son séjour au fond de la Sibérie, six années de servitude au milieu de peuplades sauvages, plus cruelles