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ont leur valeur, et je ne sache pas, d’ailleurs, que les premiers sujets abondent à ce point qu’on puisse, sans graves inconvéniens, les faire mourir avant le dénouement. Y songez-vous ? quand vous aurez tué le ténor au troisième acte, il faudra donc que nous subissions la doublure aux deux derniers ! ce serait à périr soi-même d’ennui et de désappointement. J’en conviens ; dans l’opéra nouveau, Gardoni traverse les cinq actes, Mme Stoltz, elle aussi : pouvait-on faire moins ? Mme Stoltz tient le fil d’Ariane ; mais Barroilhet passé la première scène du quatrième acte, il n’en est plus question, et Mme Dorus, qui joue Élisabeth, ne paraît qu’au cinquième pour chanter un duo. O néant des grandeurs ! l’illustre reine d’Angleterre réduite presque à l’état de comparse ! Si la vierge couronnée eût jamais prévu de son vivant le triste rôle qu’on lui ferait jouer en cette occasion, j’imagine qu’elle s’en serait bien vengée d’avance, en commandant à son poète ordinaire, William Shakspeare, quelque belle et bonne trilogie à son sujet, et dans laquelle Marie Stuart n’eut, à son tour, figuré, qu’au plan le plus obscur.

Maintenant, supposez un de ces musiciens qui tiennent à donner quelque unité à leur style. Quel ne sera point son embarras vis-à-vis d’un poème, ainsi composé de pièces et de morceaux rapportés tant bien que mal, et cousus à la file ! Sur lequel de ces personnages qui vont lui échapper se fixera le souci de sa pensée ? Épuisez-vous donc à marquer d’une physionomie particulière celui-ci ou celle-là, pour qu’au plus beau moment vous les voyiez disparaître, comme Romulus, au milieu de l’orage d’un finale. Pour moi, les pièces de ce genre me font assez l’effet de ces châteaux-forts du moyen-âge, de ces donjons tout remplis de trappes et de bascules ; on ne sait ni qui vit ni qui meurt, et, l’exemple des autres vous gagnant, peu s’en faut que vous ne vous esquiviez vous-même avant la fin.

Du reste, M. Niedermeyer a parfaitement compris ce que nous disons là, et s’est tout-à-fait abstenu, en homme prudent qu’il est, de se mettre en frais d’imagination pour des gens qui devaient le quitter si tôt. Peu scrupuleux sur le chapitre de l’expression, il se contente de saisir au vol la première idée qui se présente, d’où résulte la musique la plus dénuée d’élévation et de couleur qui se puisse entendre : çà et là, j’en conviens, d’agréables motifs se lèvent par bouffées ; mais, contre tout ce qu’on était en droit d’attendre d’un maître tel que M. Niedermeyer, la partie grandiose et chevaleresque du sujet n’a pas même été sentie. À ces accens bourgeois, à ces mélodies sans caractère ni passion, on ne se douterait guère qu’on est en pleine Écosse, aux beaux temps de la querelle des deux reines, mieux encore des deux religions. Je le répète, c’est M. Meyerbeer que j’aurais voulu voir aux prises avec un pareil sujet. Le rôle de Marie manque à la fois de tendresse et de dignité ; l’élément bourgeois, le terre-à-terre s’y laisse trop souvent surprendre ; une tragédie lyrique n’est pas une complainte, et quand on s’attaque à des têtes que la poésie, à défaut du droit divin, couronnerait encore, il faut savoir les traiter royalement.