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toutes les filatures existantes, à l’exception des siennes, et les consommateurs s’en apercevront à peine. Certains maîtres de forges pourraient fournir à la France la moitié du fer que réclament ses 35 millions d’habitans. L’énergie créatrice, en un mot, est tellement exagérée en Angleterre, qu’il semblerait urgent de la restreindre. Le même pays n’est-il pas celui où la misère se présente sous l’aspect le plus hideux ? La Prusse commence à peine à se classer parmi les puissances industrielles, et déjà la détresse des ouvriers est devenue un sujet de tristesse et d’effroi. Ce résultat semble tellement inévitable dans les conditions présentes de l’industrie, que beaucoup d’hommes sans cœur ont fini, par l’accepter comme un décret de la fatalité. Le mépris du salarié est devenu pour le bourgeois anglais un trait de caractère, comme jadis le mépris de l’esclave pour le citoyen romain.

M. Michel Chevalier attribue à l’insuffisance de la production chez les anciens les douleurs et la servitude de la plus grande partie de l’espèce humaine. La honte de ne pas s’appartenir à soi-même, la privation de la famille, l’impossibilité de choisir son travail, sa résidence, son genre de vie, rabaissaient l’esclave grec ou romain bien au-dessous du dernier de nos prolétaires ; mais, à ne considérer que le fait matériel de la subsistance, il ne me paraît pas prouvé qu’en général, les ouvriers de l’antiquité eussent eu plus à pâtir que les dernières classes de nos artisans ou des cultivateurs de nos campagnes. Les planteurs des colonies nourrissent convenablement leurs nègres, parce qu’en les affaiblissant par des privations, ils se porteraient préjudice à eux-mêmes. Chez les anciens, les soins donnés aux troupeaux serviles étaient également recommandés par les agronomes, comme un acte de bonne administration. Quelques malheureux pouvaient, par exception, devenir victimes de l’avarice, de la pauvreté ou de la méchanceté de leurs maîtres. Le fait général était qu’un esclave reçût par mois quatre à cinq boisseaux (modii) de blé, environ 40 litres, plus une mesure d’huile, des olives, quelques salaisons ; aux laboureurs, c’est-à-dire à l’immense majorité des ouvriers, on accordait en outre une ration considérable d’une espèce de vin frelaté dont la recette a été conservée par Caton. Cette prévoyance ne doit pas nous étonner. La société était alors constituée de telle sorte que la principale richesse du propriétaire consistât dans le nombre et la vigueur des malheureux qui lui appartenaient corps et ames, valeurs échangeables sur les marchés et de réalisation facile. Bien que l’industrie fût alors très peu féconde comparativement aux temps modernes, elle pouvait alimenter un assez grand nombre de travailleurs, parce que le produit