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que la misère a abrutis et défigurés. « Affranchie d’occupations incompatibles avec sa constitution délicate, la femme a été affranchie aussi de cette repoussante laideur et de cette grossièreté de complexion que la pauvreté et la fatigue lui infligent partout ailleurs. Toute femme a les traits bien que la mise d’une dame. Toute femme ici est qualifiée de lady, et s’efforce de paraître telle. »

Dans la naturelle extase de son admiration, M. Michel Chevalier se persuada que le problème si tristement agité dans la vieille Europe avait trouvé sa solution dans le Nouveau-Monde. L’étude de la société anglo-américaine fut entreprise avec cette croyance. On sent, dans les Lettres sur l’Amérique du Nord, une verve de contentement, une jeunesse de sentiment et de style, une confiance sympathique dans l’avenir, qui relèvent les qualités scientifiques de l’ouvrage, et en ont consacré le succès[1]. La prospérité phénoménale de ce pays, où l’on ne trouvait pas encore de pauvres il y a dix ans, a eu pour causes, selon M. Michel Chevalier, l’activité infatigable des Américains et leur production illimitée, la célérité et l’économie établies dans les rapports commerciaux par les innombrables moyens de transport, la puissance du crédit appliquée à toutes les espèces de transaction, enfin certaines habitudes d’éducation qui préparent les citoyens, depuis le riche jusqu’au prolétaire, à l’exercice d’une industrie profitable. Ces résultats, en se classant, en se formulant à la longue dans l’esprit de l’observateur, lui ont fourni les principaux traits d’un plan d’économie sociale, dont ses divers écrits ne sont que le développement, et dont il a fait le programme de son enseignement au Collège de France. Ce système, d’une lucidité attrayante, peut être résumé en peu de mots.

M. Michel Chevalier cherche dans le développement des intérêts matériels la garantie du progrès social qui nous reste à accomplir, c’est-à-dire de l’élévation morale, intellectuelle et physique des classes ouvrières. L’homme qui a faim est n’est pas libre, répète-t-il souvent. La liberté promise à tous par les lois ne serait donc qu’un mensonge, si on ne s’efforçait pas d’affranchir le plus grand nombre du joug dégradant de la misère. La cause principale de la misère, selon l’auteur, c’est l’insuffisance de la production. Qu’on ne déplore pas la fécondité de l’industrie, dit-il, qu’on s’applique au contraire à l’augmenter indéfiniment. « Lorsque l’agriculture donnera plus de pain, plus de viande, plus de vin, lorsque l’industrie des tissus fournira une beaucoup

  1. Ce beau livre, qui est en même temps un livre utile, est sa quatrième édition.