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Or, quand on travaille pour demain et pour l’incertain, on agit avec raison. Car on doit travailler pour l’incertain par la règle des partis, qui est démontrée[1].

Je le demande, est-ce là la foi de saint Augustin, de saint Anselme, de saint Thomas ? Est-ce là la foi de Fénelon, de Bourdaloue, de Bossuet ?

Le 23 novembre 1654, dans une nuit pleine d’angoisses apaisées et charmées par de mystiques visions, Pascal, après avoir lutté une dernière fois avec les images du monde, avec les troubles de son cœur et de sa pensée, appelle à son aide le vrai, l’unique consolateur. Il invoque Dieu, mais quel Dieu, je vous prie ? Lui-même nous le dit dans l’écrit singulier[2] qu’il traça de sa main cette nuit même, qu’il portait toujours sur lui, et qui ne fut découvert qu’après sa mort : «  Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des savans et des philosophes. » Il entrevoit, il croit avoir trouvé la certitude et la paix ; mais où ? « Dans la soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur. » Pascal est là tout entier. Le doute a cédé enfin à la toute-puissance de la grace, mais le doute vaincu a emporté avec lui la raison et la philosophie.

Ou bien il faut renoncer à toute critique historique, ou de tant de citations accumulées il faut conclure que, pour Pascal, le scepticisme est le vrai dans l’ordre philosophique, que la lumière naturelle est incapable de fournir aucune certitude, que le seul emploi légitime de la raison est de renoncer à la raison, et que la seule philosophie est le mépris de toute philosophie.

Voilà ce que nous venons d’établir régulièrement et méthodiquement, avec une étendue et une rigueur qui, ce nous semble, ne laissent rien à contester. Qu’il nous soit donc permis de considérer le scepticisme de Pascal en philosophie comme un point démontré. Mais nous, pouvons aller plus loin. Un commerce plus intime avec Port-Royal, en nous faisant pénétrer davantage dans l’esprit de cette société illustre, nous permet de soutenir avec la conviction la plus assurée que non-seulement Pascal est sceptique en philosophie, mais qu’il ne pouvait pas ne pas l’être, par ce motif décisif qu’il était janséniste, et janséniste conséquent[3].


VICTOR COUSIN.

  1. Boss. deuxième partie, XVII, 197.
  2. Bossut, p. 549 ; man., p. E.
  3. Voyez Jacqueline Pascal p. 425.