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voies ; et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment[1] ! »

Nous adhérons bien volontiers à cette théorie ; mais Pascal ne l’a point inventée : elle, est vulgaire en philosophie, et particulièrement dans l’école platonicienne et cartésienne. Voilà donc ce superbe contempteur de toute philosophie devenu à son tour un philosophe, et le disciple de Platon et de Descartes. C’est là d’abord une bien étrange métamorphose. Et puis, quand on fait à la philosophie cet honneur de lui emprunter une de ses maximes les plus célèbres, il faudrait au moins la bien comprendre et l’exprimer fidèlement.

Il est assurément des vérités qui relèvent d’une tout autre faculté que le raisonnement. Quelle est cette faculté ? Toute l’école cartésienne et platonicienne l’appelle la raison, bien différente du raisonnement, comme l’a fort bien vu Molière :

Et le raisonnement en bannit la raison.

La raison, c’est le fond même de l’esprit humain ; c’est la puissance naturelle de connaître, qui s’exerce très diversement, tantôt par une sorte d’intuition, par une conception directe, et c’est ainsi qu’elle nous révèle les vérités premières et ces principes universels et nécessaires qui composent le patrimoine du sens commun, tantôt par voie de déduction ou d’induction, et c’est ainsi qu’elle forme ces longues chaînes de vérités liées entre elles qu’on nomme les sciences humaines. Toutes les vérités ne se démontrent pas ; il en est qui brillent de leur propre évidence, et que la raison atteint par sa vertu propre et par l’énergie qui lui appartient ; mais dans ce cas, comme dans tous les

  1. Il y a dans Pascal plusieurs passages semblables. « L’esprit et le cœur sont comme les portes par où les vérités sont reçues dans l’ame. »… « Le cœur a son ordre ; l’esprit a le sien, qui est par principes et démonstrations. Le cœur en a un autre : on ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour. Cela serait ridicule. » Pensées, p. 139, man. p. 59. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas : on le sent en mille choses. » Ibid., ibid., man. p. 9. « Instinct et raison, marque de deux natures. » Ibid, p. 140.