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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

Et, tout en portant à son nez une pincée de poudre brune : — Décidément, ajouta-t-il mentalement, la baronne a le diable au corps.

— Et maintenant, reprit Mme  de Vaubert, ce petit compte une fois réglé, si vous n’êtes venu que pour nous rappeler ce que l’on doit ici à la mémoire du meilleur des hommes, si c’est à cela seulement que se borne votre mission, j’ajouterai, monsieur, que c’est sans doute une noble tâche, mais que, nos dettes étant payées, vous avez pris une peine inutile. Enfin, si vous tenez à savoir par quel enchantement M. Stamply s’est décidé à réintégrer dans ce domaine une famille qui de tout temps avait comblé ses pères de bontés, je vous dirai qu’il n’a fait qu’obéir aux pieux instincts de sa belle ame. Vous affirmez que, du vivant de son fils, M. Stamply ne se souciait même pas de savoir si cette famille existait ; je crois, monsieur, que vous calomniez sa mémoire. Si son fils revenait parmi nous…

— Si son fils revenait parmi vous ! s’écria l’étranger, en retenant un mouvement de sombre colère. Supposons qu’il revienne en effet ; supposons que ce jeune homme n’ait pas été tué, comme on l’a cru, comme on le croit encore ; supposons que, laissé pour mort sur un champ de bataille, ramassé vivant par l’armée ennemie, il se soit vu traîné de steppe en steppe jusqu’au fond de la Sibérie. Après six ans d’une horrible captivité, sur un sol de glace et sous un ciel de fer, libre enfin, il va revoir sa patrie et son vieux père, qui ne l’attend plus. Il part, il traverse à pied les plaines désolées, mendiant gaiement son pain sur sa route, car la France est au bout, et déjà, mirage enchanté, il croit apercevoir le toit paternel fumant au lointain horizon. Il arrive ; son vieux père est mort, son héritage est envahi, il n’a plus ni toit ni foyer. Que fait-il ? Il s’informe, et bientôt il apprend qu’on a profité de son éloignement pour capter l’affection d’un pauvre vieillard crédule et sans défense ; il apprend qu’après l’avoir amené, à force de ruses, à se déposséder, on a payé ses bienfaits de la plus noire ingratitude ; il apprend enfin que son père est mort, plus seul, plus triste et plus abandonné qu’il n’avait vécu. Que fera-t-il alors ? Ce ne sont toujours que des suppositions. Il ira trouver les auteurs de ces basses manœuvres et de ces lâches machinations ; il leur dira : C’est moi, moi que vous croyiez mort, moi le fils de l’homme que vous avez abusé, dépouillé, trahi, laissé mourir d’ennui et de chagrin, c’est moi, Bernard Stamply ! Eux, que répondraient-ils ? Je vous le demande, monsieur le marquis ; je vous le demande, madame la baronne ?

— Ce qu’ils répondraient ! s’écria M. de La Seiglière, qui, ayant trop ou trop peu présumé de lui-même en acceptant le rôle que lui