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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

qui nous hait et veut notre ruine. Si nous étions aux beaux temps de la chevalerie, je vous dirais de monter à cheval, d’entrer en lice, et de combattre à armes courtoises, ou bien encore, enfermés dans votre château comme dans un fort, vous, nous, nos gens et nos vassaux, plutôt que d’en sortir vivans, nous nous ferions tuer sur la brèche. Malheureusement ce n’est pas d’aujourd’hui que les avocats ont remplacé les champions, et les huissiers les hérauts d’armes ; et puisque nous vivons dans un temps où l’on a substitué plus que jamais le palais de justice au champ-clos, et les subtilités de la loi aux inspirations du courage, force est bien aux plus nobles et aux plus vaillans d’user de la ruse en guise d’épée et de l’esprit à défaut de lance. Que voulons-nous d’ailleurs ? Il n’est pas question de réduire ce garçon à la mendicité. Vous serez généreux, vous ferez bien les choses ; mais, en bonne conscience, un pauvre diable qui vient de passer six années dans la neige, a-t-il absolument besoin, pour se sentir mollement couché, d’être étendu tout de son long sur un million de propriétés. A présent, cher marquis, si vous avez encore des scrupules, qu’à cela ne tienne ! Tout cas de conscience est respectable. Allez trouver M. Bernard ; passez-lui, comme une bague au doigt, vos domaines. Pendant que vous y serez, pourquoi ne joindriez-vous pas à ce petit cadeau vos parchemins et vos armoiries ? J’ai vu, ce matin, passer Hélène, belle, radieuse, souriante et confiante en la destinée ; à son retour, elle apprendra qu’elle est ruinée de fond en comble, et qu’il ne lui reste plus que l’humble castel de Vaubert. Nous irons y vivre modestement, comme autrefois nous avons vécu dans l’exil. Au lieu de s’unir dans l’opulence, nos enfans se marieront dans la pauvreté. Nous serons la fable du pays. Plus tard, nous ferons de nos petits-fils des hobereaux, et nous vendrons nos petites-filles à la vanité de quelques manans enrichis. Cette perspective n’a rien d’alarmant : sans compter la satisfaction d’avoir incessamment sous les yeux le château de La Seiglière, les ombrages de ce beau parc, et M. Bernard chassant, vivant en liesse, menant grand train sur ses terres.

— Savez-vous, baronne, s’écria M. de La Seiglière, que vous avez le génie d’une Médicis ?

— Ingrat, j’ai le génie du cœur, répondit Mme de Vaubert en souriant. Qu’est-ce que je veux ? qu’est-ce que je demande ? Le bonheur des êtres que j’aime. Pour moi, je n’ai pas d’ambition. Pensez-vous que je m’effraie sérieusement, pour ma part, à l’idée de vivre avec vous, en famille, dans mon petit manoir ? Eh ! mon Dieu, je suis faite depuis long-temps à la pauvreté ; mon Raoul n’a jamais rêvé la for-