Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/976

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
970
REVUE DES DEUX MONDES.

Puis il parlait de Bernard, car c’était toujours à ce cher mort qu’on devait revenir. Il disait son enfance turbulente, sa jeunesse impétueuse et son héroïque trépas. Les âmes de colombe aiment les cœurs de lion ; Hélène se plaisait à tous ces discours, et ne parlait elle-même de ce jeune homme que comme d’un ami qui n’est plus. Ils allaient ainsi causant l’un et l’autre, et ce qui montre combien ce vieux Stamply était une bonne et charmante nature, c’est que, dans ces fréquens entretiens, il ne se permit jamais une plainte contre les ingrats qui l’avaient délaissé, et qu’Hélène put continuer de croire qu’en se dépouillant, il n’avait fait qu’accomplir un acte rigoureux de conscience et de probité. Peut-être aussi lui était-il doux de se sentir aimé pour lui-même. Il savait que Mlle  de La Seiglière était destinée à Raoul ; il n’ignorait pas que le vœu de leurs parens les avait fiancés de tout temps l’un à l’autre ; il tenait entre ses mains le fil qui avait dirigé Mme  de Vaubert ; il comprenait et savait tout enfin. S’il se plaignit dans son propre cœur, il n’en laissa rien voir à sa jeune amie ; il lui cacha, comme une plaie honteuse, le spectacle flétrissant des humaines ingratitudes. Lorsqu’Hélène s’affligeait de l’existence retirée qu’il menait : — Que voulez-vous ? disait-il avec mélancolie ; le monde n’est pas fait pour le vieux Stamply, ni le vieux Stamply pour le monde. Puisque M. le marquis a la bonté de me laisser vivre dans mon coin, j’en profite. J’ai toujours aimé le silence et la solitude ; M. le marquis a bien senti qu’on ne se reforme point à mon âge… Aimable enfant, ajoutait-il, votre présence et vos doux sourires, voici mes fêtes, à moi ! jamais le vieux Stamply n’en avait rêvé de si belles !

Sur les derniers temps, il voulut visiter une dernière fois la ferme où son père était mort, où son fils était né, où il avait, lui, laissé le bonheur en partant. Brisé déjà par la maladie, depuis long-temps courbé sous le chagrin, il s’y rendit seul, appuyé sur son bâton de cornouiller. La ferme était déserte ; tout le monde travaillait aux champs. Après avoir pénétré dans la maison rustique, où rien n’était changé, après avoir reconnu le bahut de chêne, le lit en forme de buffet avec ses courtines et ses rideaux de serge verte, l’image de la Vierge devant laquelle il avait vu, dix années durant, sa femme prier soir et matin, après avoir respiré le bon parfum du lait dans les jattes et du pain frais empilé sur la planche, il alla s’asseoir dans la cour, sur un banc de pierre. Il faisait une tiède soirée d’été. On entendait dans le lointain la chanson des faneuses, les aboiemens des chiens et les mugissemens des bestiaux. L’air était tout imprégné de la senteur des foins. En