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héritages entassés, elle pensait à faire épouser à Lovell, resté sans fortune, Alice, sa fille unique. Toute l’ambition de cette femme se bornait là ; elle n’avait que cette seule idée, acclimater sa fille dans le cercle magique du monde supérieur qu’elle avait vu de si près et avec tant d’envie. C’est encore un trait lumineux qui peint admirablement les classes inférieures de l’Angleterre.

Une promesse de mariage, signée en faveur d’Alice, avait été le prix dont Lovell avait payé la générosité intéressée qui lui rendait la vie et l’honneur. Ainsi Lovell tombe sous le joug de sa faute, comme Ellen, meurtrière irréfléchie, plie sous son remords. Ces deux personnages vont se rencontrer ; ils sont l’un et l’autre impétueux, pleins d’orgueil, de passion, d’inexpérience, misérables par la conscience, et la lutte qui va s’établir entre eux est le sujet du roman, — un très beau sujet.

Le crayon de l’auteur n’est pas toujours assez vigoureux dans le dessin des portraits. J’aurais aimé plus de finesse et de force dans les touches, un M. Middleton plus nettement accusé, une mistriss Tracy plus femme de chambre, un Édouard Middleton mieux caractérisé. Ce livre, que distingue une sorte de retour secret et involontaire vers une religion plus fervente, incline aussi vers ce genre de roman que l’Angleterre comme la France a oublié depuis long-temps, — vers Zaïde ou la Princesse de Clèves ; la passion y absorbe les caractères, elle les efface, les enveloppe et les fond dans un foyer de vapeur ardente : là, de nos deux facultés sentir et penser, c’est la première qui l’emporte. Nous ne chercherons point ici quelle secrète liaison rattache la fiction pathétique et passionnée, — forme particulière de l’art, — à la foi tendre et rêveuse de sainte Thérèse et de saint François de Sales. Le roman de caractère et d’extrême analyse, tel que Richardson l’a fait, est essentiellement le roman protestant ; c’est l’examen qui le domine et qui y règne : on y voit tout à la loupe ; et que deviennent les passions, quand le microscope s’en empare ? Si, au contraire, c’est de la passion humaine que l’on s’occupe surtout, l’attention manque pour l’analyse ; le théâtre espagnol en est la preuve ; sans analyse, sans observation détaillée, c’est le théâtre catholique par excellence. Il y a donc un art catholique et un art protestant, comme un art romain et un art germanique. Quand on n’a pas étudié d’assez près ces matières, on accuse trop facilement de subtilité ou de paradoxe ces résultats, qui éclairent, par leur exactitude incontestable, les profondeurs même de l’histoire littéraire ; j’indique seulement cette veine aux méditatifs. Continuons notre récit.