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J’ai fait tout à l’heure le portrait du château. Je regrette qu’on ne nous dise pas comment y fut élevée Ellen, quel homme c’était que M. Middleton, propriétaire de ce manoir, à peine indiqué par l’auteur, mais que j’ai décrit pour y avoir vécu dans ma jeunesse. Les caractères virils échappent volontiers à lady Fullerton ; elle les estompe plutôt qu’elle les burine, et c’est là un des inconvéniens de ce talent féminin, poétiquement élégant, du ton le plus distingué, souvent aussi naïvement passionné. Imaginons M. Middleton assez chargé d’embonpoint, haut en couleur, personnel et facile à vivre, quelque médiocrité bien élevée, bien vêtue, bien portante et bien nourrie heureuse nature d’homme dans tous les pays. M. Middleton, remarié à une personne de son espèce, avait eu de son premier mariage une fille, Ellen. Celle-ci grandissait dans une solitude sentimentale, et pouvait avoir seize ans à l’époque dont nous parlons ; raffinée et capricieuse, indépendante et timide, ardente et réfléchie, disciplinée et mystique, pastorale et du grand monde, elle était tout cela de bonne heure et sans y prétendre. M. Mérimée, dans son conte de Colombe, a deviné ou copié finement ce produit unique de la civilisation religieuse et aristocratique en Angleterre ; les autres pays n’ont rien de pareil. Lady Georgiana ne fait point le portrait extérieur d’Ellen, ou plutôt, car c’est d’une confession qu’il s’agit, Ellen ne se décrit pas elle-même dans le roman. Pour y suppléer, en l’absence de renseignemens précis, supposons quelque brune-blonde, au profil net et fier, vive et douce, l’œil bleu et rayonnant, la chevelure brune et ondoyante, le teint transparent des Anglaises, l’arc noir du sourcil finement tracé ; Marie Stuart était ainsi. S’il est vrai, comme les philosophes grecs l’assurent, que la femme soit un danger, de toutes les races de femmes c’est bien la plus dangereuse.

Dès la première adolescence, ce danger éclata ; un geste trop vif de la jeune fille, mouvement irréfléchi de violence et de colère, précipita d’une terrasse à l’italienne qui dominait un torrent la sœur cadette d’Ellen, enfant du second lit ; sous ce coup fatal, l’enfant disparut entraînée par les eaux, sans que les habitans de la maison vissent ce malheur et en connussent la cause. Ellen rêvait, appuyée sur une des colonnes du portique, ses cheveux bruns répandus sur ses jeunes épaules ; et sa pensée volait du côté des belles montagnes bleues qui couronnaient l’horizon. Deux fois l’enfant l’avait provoquée en jouant les bras étendus au bord du parapet fatal. Deux fois Ellen avait quitté sa rêverie pour courir vers elle et l’arracher à la mort, et la méchante enfant s’était obstinée dans sa taquinerie périlleuse. Ellen s’était