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plus tendrement et pieusement à l’amitié dans tous ses sacrifices et ses délicatesses. Ainsi l’ame humaine en détresse se donne le change.

A partir de 1830, nous avons un témoignage direct et continu de ses pensées et de ses souffrances dans une correspondance familière et tout intime. M. de Sinner vit en 1830 Leopardi à Florence ; l’érudition fit le premier lien, mais d’autres convenances plus précieuses s’y joignirent. Leopardi, gagné à une entière estime et amitié, confia, en octobre 1830, tous ses manuscrits philologiques à M. de Sinner, qui ne cessa depuis lors d’en faire le plus libéral usage, les extrayant, les communiquant aux savans d’Allemagne qu’il savait occupés des mêmes matières, et pourvoyant en toute occasion à la gloire de son ami[1]. Durant les six années qui suivirent (1831-1837), une correspondance aussi fréquente que le permettait l’état de santé de Leopardi se continua entre eux. Après un court séjour à Rome (1831-1832) et un retour passager à Florence, Leopardi était allé s’établir à Naples en 1834, déterminé par un ami dont le nom restera désormais inséparable du sien. Antonio Ranieri, écrivain distingué lui-même, auteur d’une Histoire du Royaume de Naples, avait connu pour la première fois Leopardi à Florence, le 29 juin 1827, jour anniversaire de la naissance du poète (l’amitié aussi, dans les cœurs passionnés, a ses dates mémorables) ; il fut saisi aussitôt de ce je ne sais quoi d’attrayant qu’exerçait cette nature douloureuse et puissante ; après quelques absences, Pylade rejoignit son Oreste, il s’attacha à lui dès novembre 1830, pour ne le plus quitter jusqu’à la mort : « Ranieri, écrivait Leopardi, que la foudre seule de Jupiter pourrait arracher d’auprès de moi ; col quale io vivo, e che solo il fulmine di Giove potrebbe dividere dal mio fianco. » Nous donnerons deux ou trois passages de cette correspondance avec M. de Sinner ; elle est d’ordinaire en italien, et je traduis.


« De Rome, 24 décembre 1831,

« Je retournerai certainement à Florence à la fin de l’hiver pour y rester autant que me le permettront mes faibles ressources déjà près de s’épuiser

  1. Un jour qu’après tous ces usages à peu près épuisés, M. de Sinner avait exprimé, la pensée de renvoyer le dépôt confié, Leopardi lui répondait : « Les fleuves retourneront à leurs sources avant que je retrouve la vigueur nécessaire pour les études philologiques, et, quand ce miracle arriverait, mes paperasses, en revenant de vos mains aux miennes, ne feraient que perdre… Prima i fiumi torneranno alla fonti, etc. »