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je ne puis le dire sans larmes) je prends congé des lettres et de l’étude. J’avais espéré que ces chères études soutiendraient un jour ma vieillesse, et je croyais, après la perte de tous les autres plaisirs, de tous les autres biens de l’enfance et de la jeunesse, en avoir acquis un du moins qu’aucune force, qu’aucun malheur ne me pourrait enlever ; mais j’avais vingt ans à peine quand, par suite de cette maladie de nerfs et de viscères, qui me prive de l’usage de la vie et ne me donne même pas l’espérance de la mort, ce cher et unique bien de l’étude fut réduit pour moi à moins de moitié ; depuis lors, et deux ans avant l’âge de trente ans, il m’a été enlevé tout entier, et sans doute pour toujours. Car, vous le savez, je n’ai pu lire moi-même ces pages que je vous offre, et il m’a fallu pour les corriger me servir des yeux et de la main d’autrui. Je ne sais plus me plaindre, mes chers amis ; la conscience que j’ai de la grandeur de mon infortune ne comporte pas l’usage des paroles. J’ai tout perdu ; je suis un tronc qui sent et qui pâtit. Sinon que, pour consolation en ces derniers temps, j’ai acquis des amis tels que vous ; et votre compagnie qui me tient lieu de l’étude, et de tout plaisir et de toute espérance, serait presque une compensation à mes maux, si la maladie me permettait d’en jouir comme je le voudrais, et si je ne prévoyais que bientôt peut-être ma fortune va m’en priver encore, en me forçant à consumer les années qui me restent, sevré des douceurs de la société, en un lieu beaucoup mieux habité par les morts que par les vivans ; votre amitié me suivra toutefois, et peut-être la conserverai-je même après que mon corps, qui déjà ne vit plus, sera devenu poussière. Adieu.

« Votre LEOPARDI. »


Qui ne serait touché de la sensibilité profonde qui s’exhale en cette espèce de testament du poète ? Elle ne cessa d’animer jusqu’au dernier soupir les accens de Leopardi. Oserai-je exprimer ici une manière d’interprétation que me suggère ce mélange, ce contraste en lui d’incrédulité orgueilleuse et d’épanchement affectueux ? Il semble que, lorsqu’on se met en rapport par la croyance, par la confiance, par la prière (et encore mieux selon les rites sacrés, qui sont comme des canaux établis), avec la grande ame du monde, on trouve appui, accord, apaisement. Que si la créature humaine s’en détache au contraire et ne trouve pas de raison suffisante pour croire et pour espérer, comme, à la rigueur, elle en a peut-être le droit, car les preuves de raisonnement laissent à désirer, elle en est à l’instant punie par je ne sais quoi d’aride et de désolé. Mais, lorsqu’elle est noble et généreuse, elle trouve une amère consolation dans le sentiment même de sa lutte sans espoir et de sa stoïque résistance au sein des choses. Que si, de plus, elle est tendre, elle a pourtant besoin de chercher autour d’elle des équivalens. Leopardi, qui ne croyait plus à Dieu, se mit à croire d’autant