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force même de sa nature. Il croyait que là seulement l’homme avait eu une vue simple des choses, un déploiement heureux et naturel de ses facultés. Il regrettait cette vie publique de l'agora et cette existence expansive en face d’une nature généreuse. Il oubliait un peu que Socrate déjà avait dit qu’il était impossible de vaquer aux choses publiques en honnête homme et de s’en tirer sain et sauf, et que Simonide avait déjà déploré amèrement la misère de la race des hommes ; ou plutôt il ne l’oubliait pas, mais il croyait qu’à travers ces plaintes et ces écueils inévitables, il y avait lieu, en ces temps-là, de vivre d’une vraie vie, au lieu d’être, comme aujourd’hui, jeté dans le monde des ombres.

Comme il faut pourtant qu’on soit toujours (si peu qu’on en soit) du temps où l’on vit, Leopardi en était par le contraste même, par le point d’appui énergique qu’il y prenait pour s’élancer au dehors et le repousser du pied. Mais de plus lui-même, sans s’en douter, il avait gardé du christianisme en lui ; les anciens n’aimaient pas, à ce degré de passion qu’on lui verra, l'amour et la mort ; quelques-unes de ses pièces semblent être d’un Pétrarque incrédule et athée (pardon d’associer ces mots !), mais d’un Pétrarque encore.

Car qu’on ne croie pas que Leopardi était tout entier dans les énergiques et farouches accens dont nous avons déjà cité maint exemple, et dont la paraphrase qu’il donne des paroles de Brutus est chez lui l’expression la plus superbe[1]

on a là le côté, pour ainsi dire, historique de son talent ; c’est comme la ruine romaine dans le grand paysage ; mais souvent il s’y promène seul, rêveur, et animé d’une mélancolie personnelle, toujours profonde et à la fois aimable. Il publia à Bologne, en 1826, un petit volume pour compléter les Canzoni, et qui y fait par le ton un gracieux contraste. Les idylles, les élégies y tiennent
  1. En voici la fin : « O caprices du sort ! ô espèce fragile ! nous sommes la moindre partie des choses ; les glèbes teintes de notre sang, les cavernes où hurle l’hôte qui nous déchire, ne sont point troublées de notre désastre, et l’angoisse humaine ne fait point pâlir les étoiles.
    « Je ne fais pas appel, en mourant, aux rois sourds de l’Olympe ou du Cocyte, ni à l’indigne terre, ni à la nuit ; je ne t’invoque point non plus, dernier rayon dans l’ombre de la mort, ô conscience de l’âge futur ! La morne fierté du tombeau se laissa-t-elle jamais apaiser par les pleurs, ou orner par les hommages et les offrandes d’une foule vile ? Les temps se précipitent et empirent : c’est à tort que l’on confierait à des neveux gâtés (a putridi nepoti) l’honneur des ames fortes et la vengeance suprême des vaincus. Qu’autour de moi le sombre vautour agite en rond ses ailes ; que la bête féroce serre sa proie, ou que l’orage entraîne ma dépouille inconnue, et que le vent accueille mon nom et ma mémoire ! »