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de la réalité. Ce beau chant finit par un salut sympathique et un cri ardent vers Alfieri, que Leopardi appelle Vittorio mio et auquel il se rattache comme au dernier de la noble race, au seul que ces temps de ruine aient laissé debout. Dans la préface en prose de cette canzone, Leopardi rappelait le mot de Pétrarque : Ed io son un di quei che ’l pianger giova, et moi aussi je suis de ceux qui se plaisent à la plainte : « Je ne dirai pas, ajoute-t-il, que la plainte soit ma nature propre, mais une nécessité des temps et de la fortune. »

Et en effet on ne peut douter, rien que d’après ces débuts, de la nature avant tout mâle et antique de Leopardi : elle continuera de se dessiner de plus en plus. Au milieu même de ses plaintes les plus tendres et de ses mélancoliques élégies, la sobriété mettra le cachet ; pas une parole n’excédera le sentiment, et le stoïcien invincible se retrouvera au fond, jusque dans les amertumes les plus épanchées. La date de cette canzone à Angelo Mai (1820), était celle également du Carmagnola de Manzoni ; le drapeau d’une réforme littéraire flottait donc enfin, et toute une jeune milice s’ébranlait à l’entour. L'Anthologie de Florence allait s’ouvrir pendant des années à d’honorables et ingénieuses tentatives[1]. Plus jeune d’âge que la plupart des hommes de ce premier mouvement, le précoce Leopardi se trouve débuter en même temps qu’eux ; il va en ligne avec les Manzoni, les Berchet, et ne vient à la suite de personne : il se lève de son côté, tandis qu’eux marchaient du leur. Le rapprocher de ces hommes éminens, de ces écrivains généreux, marquer les rapports exacts et les différences, conviendrait à des juges mieux informés et plus compétens que nous. Il nous semble que si, par ses audaces et ses rajeunissemens de langage, par son culte de la forme retrouvée, Leopardi appartient à l’école des novateurs, il était du moins le classique par excellence entre les romantiques. Les autres se préoccupaient davantage de l’Allemagne, du moyen-âge et des théories dramatiques : lui, il resserra et poussa uniquement ses efforts dans la haute poésie lyrique, et aussi dans des écrits en prose d’une extrême perfection. Je ne sais si Leopardi rendait toute justice au mouvement italien contemporain, dont il n’était lui-même qu’un des nobles organes, et s’il y reconnaissait autant de signes de parenté avec lui qu’on croit en découvrir à distance, mais je me plais à enregistrer ici le mot de Manzoni sur son talent : « Vous connaissez Leopardi, disait-il vers 1830

  1. Ce recueil littéraire, le meilleur de l’Italie, fut supprimé par un décret du grand-duc au commencement de 1833, après douze années environ d’existence.