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tence littéraire, après tout, qu’il y ait eu en France. Nous sommes, nous, le public impartial, le vrai public, celui du lendemain, et certes c’est bien aujourd’hui qu’il convient de le peindre au complet, cet hiérophante moqueur qui, durant soixante ans, ne cessa d’instruire et de corrompre, de railler et de charmer le monde. Cette royauté de l’esprit est la moins contestée, la plus retentissante et la plus longue qu’un homme soit jamais parvenu à fonder, et Voltaire ne l’eût pas établie avec ses seuls talens, s’il n’eût été en outre le plus habile, le plus consommé diplomate. Sous ce rapport, Rousseau ne lui ressemblait guère ; le pauvre Jean-Jacques s’enfermait dans son orgueil intraitable et ne savait pas en sortir pour séduire et caresser les gens ; il ne savait que les convaincre ou les toucher avec les cris et les gestes de son style, comme disait Rivarol. Voltaire ne se contentait pas d’écrire, il agissait en toute chose avec une habileté prodigieuse. Courtisan accompli, il était le plus flatteur des hommes, comme il en était le plus mordant ; le cantique des louanges s’échappait aussi facilement de ses lèvres que l’hymne de l’injure, ne déchirant du reste jamais, ou ne flattant que par calcul, car il était maître de lui ; il combinait tous ses coups, et sa vie est un immense ouvrage parfaitement composé, si ses livres sont dés actions. Ses livres et sa vie se tiennent étroitement, et les uns ne doivent pas plus être séparés de l’autre qu’ils ne doivent tous les deux être séparés du XVIIIe siècle.

L’influence du XVIIIe siècle a été immense sur le monde, et l’influence de Voltaire a été immense sur le XVIIIe siècle. Toute l’époque est empreinte de lui. Ce n’est ni le plus poétique, ni le plus éloquent, ni le plus érudit, ni le plus gai, ni le plus profond : c’est le plus étonnant des écrivains ; il touche à tout en laissant partout son cachet. Voltaire pousse la facilité jusqu’au prodige, la clarté jusqu’à l’évidence, le naturel jusqu’à la grace ; il est moqueur jusqu’à l’insolence, passionné jusqu’à la mauvaise foi, grand polémiste qui, pour égaliser les armes, doit se battre seul contre une légion. Son esprit est prêt à tout ; il marche à travers tous les sujets avec une décision et une fermeté incomparables : il se trompe souvent, frappe à côté ou frappe trop fort, soit colère, soit même ignorance ; mais il y a une chose qu’on ne prend jamais en défaut chez lui, c’est le goût. Or, lorsque nous avons en nous une qualité supérieure, dominante, qui ne fléchit jamais, on est sauvé : c’est le juste qui sauve toute une ville. N’est-ce pas son goût infaillible qui l’a retiré de tous les mauvais pas et qui lui a conservé son sceptre ? Mettez Diderot sur le trône de Voltaire, il perdrait la couronne vingt fois avant d’atteindre quatre-vingts ans ; il se livrerait à des coups de tête, et sa plume, battant la campagne, compromettrait tout. Celle de Voltaire, si irritée qu’elle soit, ne compromettra pas son maître, car elle s’arrête d’elle-même à la limite et ne passerait pas au-delà. Grace à ce bon goût, qui est le fruit parfait de notre terroir, Voltaire eût vécu un demi-siècle de plus qu’il n’eût pas été tourmenté dans sa renommée, et qu’il eût toujours été, comme il le fut, enseveli dans son triomphe.

Voltaire a-t-il compris toute l’étendue de ses œuvres ? a-t-il vu tout ce qu’il