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immutabilité du principe inconditionnel de l’existence ? Faut-il introduire ici, comme fait Socrate au banquet d’Agathon, la belle étrangère de Mantinée, s’écriant : « Celui qui dans les mystères de l’amour s’est avancé jusqu’au point où nous en sommes par une contemplation progressive et bien conduite, parvenu au dernier degré de l’initiation, verra tout à coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse, celle, ô Socrate ! qui est la fin de tous ses travaux précédens : beauté éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d’accroissement, qui n’est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, dans tel lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui n’a point de forme sensible, un visage, des mains, rien de corporel, qui ne réside dans aucun autre être différent d’avec lui-même, comme un animal, ou la terre, ou le ciel, ou toute autre chose ; qui est absolument identique et invariable par elle-même ; de laquelle toutes les autres beautés participent, de manière cependant que leur naissance ou leur destruction ne lui apporte ni diminution ni accroissement[1]. » Est-ce là un Dieu changeant et mobile, une ame, un être mêlé au monde, et ne différant de nous que par le degré ? Et en vérité, est-ce bien Platon qu’on vient accuser d’anthropomorphisme ? On cite le Timée et ses poétiques récits. Faut-il donc prendre ici Platon à la lettre, et se rendre très attentif, par exemple, à ce vase où Dieu compose l’ame du monde ? Mais quoi ! le Timée lui-même contient des preuves décisives contre cette manière d’interpréter Platon. Il nous fait assister à la formation de cette ame universelle, ouvrage de l’éternel artiste, Dieu des sens et du vulgaire, Dieu engendré et périssable, qu’on veut nous faire confondre avec le Dieu de la République et du Banquet. Ce grand Dieu, qui, dans le Timée, crée le temps du sein de l’éternité pour en être l’image mobile, ce Dieu dont il ne faut pas dire qu’il a été et qu’il sera, de crainte d’altérer la majesté de son existence immuable, mais seulement qu’il est, ce Dieu dont la grandeur pénétrait saint Augustin d’admiration et d’enthousiasme, et faisait dire à saint Justin que le Verbe, avant de s’incarner, s’était révélé à Platon, qu’a-t-il donc à démêler avec l’espace, le temps, le mouvement et toutes les faiblesses de notre nature ? On s’appuie sur ce qu’Aristote reproche sans cesse à Platon la mobilité de son Dieu. C’est une erreur : Aristote adresse vingt fois à Platon le reproche contraire, savoir : d’arriver par la dialectique à une région immobile et abstraite, d’où le mouvement et la vie ne peuvent plus sortir. Aristote a évité cette difficulté, on sait à

  1. Banquet, traduction de M. Cousin, VI, 326.