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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

le bonhomme en vint peu à peu à remarquer une chose à laquelle son esprit ne s’était jamais arrêté jusqu’alors : c’est qu’il n’avait autour de lui ni amitiés ni relations d’aucune sorte, et qu’il se trouvait dans un isolement absolu ; il crut même entrevoir qu’il était, dans la contrée, un objet de mépris et de réprobation générale. Et c’était vrai depuis longues années. Tant qu’avait duré la terreur et que maître Stamply était resté modestement dans sa ferme, on ne s’était guère préoccupé, aux alentours, de sa fortune et de ses acquisitions successives ; mais quand des jours plus calmes eurent succédé à ces temps d’épouvante, et que le fermier se fut installé publiquement dans le château seigneurial, on commença d’ouvrir de grands yeux, et lorsqu’enfin les blasons et les titres reparurent sur l’eau, comme des débris après la tourmente, il s’éleva de toutes parts contre le malheureux châtelain un formidable concert d’injures et de calomnies. Que dit-on ? que ne dit-on pas ! Les uns, qu’il avait volé, ruiné, chassé, dépossédé ses maîtres ; les autres, qu’il n’avait été que le secret agent du marquis et de la marquise, et qu’abusant de leur confiance, il refusait de rendre les domaines et le château qu’il avait rachetés avec l’argent des La Seiglière. Les bonnes âmes qui, en 93, auraient été enchantées de voir trancher le cou du marquis, se prirent à chanter ses vertus et à pleurer sur son exil. Les sots et les méchans s’en donnèrent à cœur joie ; aux yeux même des honnêtes gens, la probité des Stamply fut pour le moins chose équivoque. La triste fin de la bonne fermière, les remords qu’elle avait laissé éclater sur ses derniers jours, donnaient du poids aux suppositions les plus outrageuses ; le train qu’avait mené Bernard, pendant son séjour chez son père, avait achevé d’exaspérer l’envie. Ç’avait été, à Poitiers et aux environs, un tolle universel. Enfin il n’y eut pas jusqu’à la mort de ce jeune homme qui ne servit de prétexte à l’insulte : on y reconnut un effet de la colère divine, une expiation méritée, trop douce au dire de quelques-uns. Loin de plaindre Stamply, on l’accabla ; loin de s’attendrir sur son sort, on lui jeta le cadavre de son fils à la tête.

Tant que Bernard avait vécu, absorbé dans sa joie et dans son orgueil paternel, Stamply non seulement n’avait pas remarqué l’espèce de réprobation qui pesait sur lui, mais encore ne s’était pas douté des propos calomnieux répandus sur son compte. C’est ainsi que les choses se passent assez communément : le monde se préoccupe, s’agite, s’inquiète et crie, tandis que le plus souvent les êtres auxquels s’adresse tout ce bruit sont dans leur coin heureux et tranquilles, sans même soupçonner l’honneur que le monde leur fait. Mais, lorsqu’après