Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/686

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
680
REVUE DES DEUX MONDES.

nard, tu le reverras ; le drôle n’est pas mort. Penses-tu qu’au lieu de l’envoyer étudier et s’instruire, il eût été plus raisonnable de le garder ici à dénicher des oiseaux pendant l’été, et, durant l’hiver, à se battre à coups de boules de neige avec tous les va-nu-pieds du pays ?

— C’est égal, Stamply, ce n’est pas ici notre place, et ç’a été un mauvais jour, le jour où nous avons quitté notre ferme.

À ces mots, qui revenaient sans cesse dans tous les discours de sa femme, Stamply haussait les épaules et se retirait avec humeur. Cependant le mal empirait. Esprit faible, conscience timorée, la pauvre châtelaine en arriva bientôt à se demander avec épouvante si son mari ne l’avait pas trompée, si les choses s’étaient accomplies aussi honnêtement qu’il le disait, s’il était vrai que toute cette fortune fût légitimement, acquise et que le château n’eût rien à reprocher à la probité de la ferme. Grâce à la préoccupation continuelle, elle passa promptement du doute à la conviction, du scrupule au remords. Dès-lors elle se dessécha dans l’idée que Stamply avait volé et dépossédé traîtreusement ses maîtres. Ce devint en peu de temps une monomanie qui ne lui laissa ni paix ni trêve, et, malgré tous les efforts que tenta son mari pour lui montrer qu’elle était folle, cette folie ne fit qu’augmenter. Ce fut au point que Stamply, qui pensa lui-même en perdre la tête, se vit obligé de l’enfermer et de veiller sur elle, car elle allait partout répétant que son mari, elle et son fils n’étaient qu’une famille de gueux, de bandits et de spoliateurs. Elle mourut dans un état d’exaltation impossible à décrire, croyant entendre la maréchaussée qui accourait pour la saisir, et suppliant son mari de rendre aux La Seiglière leur château et tous leurs domaines, trop heureux, ajouta-t-elle en expirant, s’il pouvait à ce prix sauver sa tête de l’échafaud et son ame du feu éternel.

Maître Stamply n’était pas précisément un esprit fort. Sans parler de la douleur qu’il en ressentit, la mort de sa femme le frappa d’une étrange sorte. Bien qu’il affichât volontiers un certain mépris de la classe nobiliaire, il y avait toujours en lui un vieux fonds de vénération pour les maîtres qu’il avait remplacés, et quoiqu’en interrogeant sa conscience, il se jugeât irréprochable, il ne pouvait parfois s’empêcher d’être troublé par leur souvenir. Toutefois, les impressions funèbres dissipées, il reprit son même train de vie, et reporta vers son fils absent toutes ses pensées et toutes ses ambitions.

À seize ans, son éducation se trouvant achevée, Bernard revint au logis. C’était alors un beau jeune homme, grand, mince, élancé, au cœur bouillant, aux regards de flamme, tout rempli des ardeurs de