Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/609

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la civilisation française a tuer l’ancien théâtre espagnol. C’est ici une des questions les plus hautes et les plus délicates qui se puissent agiter entre deux grands peuples ; il convient donc que l’on fasse à chacun sa part aussi nettement que possible, si l’on veut mettre un terme aux récriminations toujours si promptes à s’élever dans un pays qui subit l’influence contre celui qui l’exerce irrésistiblement. Dans aucun siècle ; assurément, le théâtre ancien de l’Espagne n’a eu des pièces d’un mérite accompli, comme certaines tragédies de Corneille et de Racine, ou certaines comédies de Molière d’un autre côté, il est vrai de dire que jamais la France, ni aucun autre peuple en Europe, n’a eu un théâtre aussi varié, aussi abondant, aussi complet, si l’on nous permet de parler ainsi, que l’ancien théâtre espagnol. Des premiers jours du XIVe siècle à la fin du XVIIe, Madrid et les autres grandes villes ont eu comme des phalanges de dramaturges qui, se renfermant avec scrupule dans l’histoire nationale et s’occupant aussi peu des autres histoires que si le peuple de Pélage et de saint Ferdinand avait été le seul peuple de la terre, s’attachaient à retracer ou à reproduire les mœurs et les coutumes de la patrie, ses traditions, ses croyances, ses légendes, ses prouesses et ses revers. On conçoit la révolution profonde qui tout à coup se fit au théâtre, lorsque à cette personnification du vieux caractère espagnol, qui, en dépit des complications de l’intrigue et des péripéties de la scène, s’était jusque-là maintenue dans toutes les pièces, on substitua brusquement, sans les discuter ni les comprendre, ces types grecs et romains, et ces types français, — puisqu’après tout nous parlons aussi de Molière, qui avaient franchi les Pyrénées à la suite de Philippe V. On objectera peut-être que dans le Cid, les fils des vieux chrétiens pouvaient retrouver leurs ancêtres ; nous le voulons bien ; par malheur, de toutes les pièces de Corneille, le Cid est la seule que l’Espagne du XVIIIe siècle ne se soit pas mise en devoir d’imiter. Nous avons sous les yeux un grand nombre d’essais dramatiques, où les héros défigurés de nos tragédies classiques défilent tristement, tant bien que mal drapés à l’espagnole par Moratin le père ou Huerta. On ne saurait croire quelle peine on s’y donne pour dénaturer ou supprimer tout ce qui de près ou de loin pourrait rappeler que l’Espagne aussi a eu sa littérature originale ; Rojas, Lope de Vega, Calderon, étaient bien morts, et avec eux cette spontanéité véhémente qui est le secret de leur force et de leur fécondité. Le peuple entier protesta, en désertant les théâtres, qui dès-lors tombèrent dans cet état de pénurie matérielle d’où il leur est aujourd’hui si malaisé de sortir. Mais dans un pays comme