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son histoire en dix volumes ; les lettres de Washington, d’une extrême sagesse et d’une égale insignifiance, remplissent six volumes ; Franklin, en avait déjà fourni dix ; Jefferson et Quincy-Adams vont être exploité de même sorte. Ce ne sont donc pas les volumes imprimés qui manquent. Le globe en est couvert. Bientôt les forêts manqueront, et l’on élèvera des pyramides de livres dont on ne saura que faire. Un esprit bizarre et supérieur, le philosophe inconnu, autrement dit Saint Martin, demandait comment on ferait pour se tirer, dans deux mille ans, de cet océan de livres qui répètent les mêmes idées avec une légère variation de nuances. Il proposait, dans une de ses œuvres les plus étranges et les moins connues, le procédé burlesque et facétieux que voici : « Réduire en pâte tous les livres existans, nourrir avec cette bouillie encyclopédique la jeunesse et l’enfance, et charger du rôle de nourrices les beaux esprits et les savans, auxquels une superbe cuiller d’honneur serait consacrée, selon le grade qu’ils obtiendraient dans cette nouvelle université ; — cuiller d’argent, cuiller de vermeil, cuiller d’or ; — le dernier titre serait celui de grand’cuiller[1]. L’état intellectuel et typographique du monde donne quelque prix à cette plaisanterie contenue dans l’œuvre satirique et fantastique de Saint-Martin. Déjà cette pâte littéraire semble faite d’avance. Tout le monde écrit de la même encre, et dans quelque trois cents ans, Dieu sait avec quelle joie et quel amour on recueillera le peu de livres, si petits qu’ils soient, qui auront un caractère.et qui sembleront nés d’un cerveau humain, non d’un mécanisme intelligent. L’originalité, l’humour, la poésie, manquent de tous côtés. Aujourd’hui, en France, comme en Amérique et en Angleterre, les hommes supérieurs qui prétendent aux grands honneurs craignent de se montrer humoristes. Il n’y a guère que deux ou trois téméraires qui osent encore rêver, méditer, ne pas dogmatiser éternellement, se livrer au caprice, errer dans les fleurs le la pensée et jouir de la liberté. Toute l’Amérique ne possède pas un humoriste, l’Angleterre ne compte que Carlyle. Cependant les vrais hommes sérieux, à libre pensée, ne se refusent pas le caprice, comme les tempéramens forts risquent une course à cheval trop longue, trop vive et sous le soleil, redoutée des maladifs et des chétifs. J’ai peu de foi dans ces gravités excessives et dans ces modérations de tempérament. Je me défie de ces dames si vertueuses, qu’elles marchent éternellement raides, craignent le froncement d’un pli au bas de leurs robes, et n’osent pas lire Molière à quarante ans.

  1. Crocodile, liv. V.