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laus et l’allemand los, « exempt de, libre de, privé de », ne peut évidemment s’adapter qu’à un substantif, — house-less, colour-less, « sans maison, sans couleur. » Rien de plus facile à concevoir que cette règle peu abstraite. Les Allemands, si libres dans leurs formes, la suivent constamment ; ils disent ehr-los, furcht-los, « sans honneur, sans crainte. » Ils ne disent pas plus ehr-lich-los ou furchtbar-los que nous ne pouvons dire sans honorable, sans redoutable, au lieu de « sans honneur et sans crainte. » Le vrai poète ne détruit jamais les élémens d’un langage ; il en use avec une savante hardiesse qui les féconde.

Fidèles d’ailleurs à la probité commerciale, les poètes américains font en général « bonne mesure, » et vous livrent des tonnes pleines de vers médiocres ; le lecteur se retrouvera sur la quantité. La Colombiade, de Joël Barlow ; la Conguête de Chanaan, par Dwight ; Tecumsek, par Colton[1], poèmes épiques, colosses de coton et de papier mâché, forment une masse de prés de dix mille vers qui doivent toutefois céder la palme du ridicule à une épopée américaine qui vient de faire son entrée dans le monde et qui a pour titre Washington[2]. Le docteur Channing avait accusé quelque part les États-Unis de n’avoir pas de littérature nationale : « Cela me frappa, dit l’auteur dans sa préface, et je pris aussitôt la résolution de faire à ma patrie le cadeau d’une épopée. » Mais notre homme avait une boutique à garder. Le moyen de faire marcher de front les soins du comptoir et ceux du poème épique ! « J’eus la prudence, ajoute-t-il, de remettre la fabrication de mon poème à l’époque où j’aurais achevé ma fortune. Gâter un bon commerçant sans créer un bon poète, c’eût été conscience. Je commençai donc par mettre mes affaires à jour, après quoi je me retirai dans la solitude avec mon imagination. Retiré dans la solitude « avec son imagination, » le poète américain « fit donc cadeau » à sa patrie de ce poème épique extraordinaire et vraiment grandiose, intitulé Washington, épopée nationale. Le début en est simple. Washington prend le thé avec sa femme : « Oui, bien sûr, comme il est vrai que je me lève de cette chaise, s’écrie le héros, j’entreprendrai cette nuit de soulever le peuple ! » Sa femme voudrait qu’avant de soulever le peuple, il prit une tasse de thé, car elle est là, « armée de sa porcelaine chinoise reluisante, et elle est prête à lui verser le rafraîchissement. »

  1. Tecumseh, or the West thirty years since, by G. H. Colton. New-York, 1842.
  2. Boston, 1843.