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ce qui pense. Y avait-il dans ce vaste monde un cœur fidèle sur lequel je pusse reposer mon cœur ? Oh non ! mon Dieu, pas un ! Je restai donc, le mépris dans la pensée, la douleur dans l’ame, un sceau de silence sur les lèvres, muet au milieu de cette succession changeante d’amis prétendus : ames avides et vénales, cœurs ridés, tout prêts à profiter de mes fautes, et auxquels je dérobais soigneusement ce que rêvait mon cerveau, ce que mon ame soufrait. Dans ces circonstances-là, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de parler peu, de se tenir bien clos et couvert, et de n’emprunter jamais sa conversation qu’aux papiers publics, de la sorte on ne court aucun risque. Oui, quand je regarde en arrière, je m’étonne d’avoir pu vivre ainsi ; hommes et femmes, même en me parlant, n’étaient que des images, et, dans le commerce habituel de la vie, je ne sentais plus de cœurs battre auprès de moi ; des marionnettes rapaces de bois et de métal m’environnaient de toutes parts. Solitaire, je marchais au milieu de leurs rues et de leurs assemblées, dévorant dans ma caverne, comme le tigre, non pas les autres, mais mon propre cœur, et sauvage comme lui dans ses solitudes indiennes. »

Cette biographie secrète de l’isolement inévitable dans les premières luttes du génie est pathétique à faire trembler. On voit à quelle profondeur Carlyle rencontre ce mélange d’émotions, contenues et de pensées métaphysiques qui, jaillissant en images, constituent son originalité spéciale. Goethe, Jean-Jacques Rousseau, Mme de Staël, Schiller, ont laissé des traces dans cette intelligence, d’ailleurs spontanée. Il publia d’abord, en 1824, une traduction fidèle de l’Apprentissage de Wilhelm Meister, puis une série de contes et de romans allemands en quatre volumes. Collaborateur du Fraser’s Magazine, il fit sa route, comme tous les talens réels, contre vents et marée ; quand il se vit appuyé par le public, grand protecteur des mérites véritables, il alla voiles déployées, et s’abandonna plus librement à cette humeur fantasque si rarement unie à la solidité de la pensée, rayon de soleil qui se brise et se joue sur les eaux de la mer profonde. Ce fut alors qu’il écrivit pour le Fraser une rêverie bizarre, où les formes des gouvernemens, des institutions et des arts, sont comparées aux vêtemens qui se modèlent sur la taille de l’homme ; l’histoire de ces vêtemens, à la fois symboliques et nécessaires, variables et réductibles à des types communs, c’est le Sartor resortus, qu’il faut relire au moins cinq fois pour le comprendre un peu, et qui prouve que l’imagination de Carlyle était alors remplie des plus subtiles vapeurs allemandes. D’autres recueils, et spécialement le Foreign Quarterly Review, s’attachèrent cet écrivain