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faire entendre ; elle réussit toujours à se faire religieusement écouter il parlait doucement, gravement, sans prétendre à l’effet, disant avec simplicité des choses originales, avec noblesse des choses sensées, quelquefois de belles choses qu’il rencontrait et ne cherchait pas. Il fut un des premiers à proclamer à la tribune une vérité peu comprise et qui put paraître au premier moment un lieu-commun de philosophie éclectique : c’est que dans les diverses nuances du parti constitutionnel tout le monde est au fond du même avis, et qu’il n’y a pas sur les choses essentielles de dissidence sérieuse dans l’immense majorité de la chambre. Je me rappelle encore l’effet un peu singulier que produit cette déclaration à une époque où la nouveauté la rendait paradoxale, et je ne doute pas qu’elle ne le paraisse encore aux Machiavel des salons conservateurs. Il est remarquable que M. Jouffroy ait des premiers vu et développé cette idée avant qu’elle dût être bien comprise, et que depuis qu’elle a pu devenir une règle de politique pratique, il ait paru quelquefois découragé de sa propre pensée et accessible à d’autres conseils.

Je ne dirai que ces mots du dissentiment qui a pu nous séparer dans quelques circonstances des deux dernières années de sa vie. Sur une grande question qui intéresse le monde, la question d’Orient, il avait eu une pensée heureuse, si les circonstances eussent souffert qu’elle fût praticable, celle d’un concert européen (1839). Il avait cru conciliable le maintien d’un accord unanime avec le succès de la politique française : cet espoir fut déçu par l’évènement. Il imputa aux hommes ce qui, je crois, tenait à la nature des choses, et réprouva toute politique qui n’avait pas réalisé sa pensée. Rien ne s’explique mieux que cette persistance d’un esprit sévèrement méthodique qui s’est fait un principe et qui en veut les conséquences. Mais la politique, des faits ne se déduit pas comme un système. M. Jouffroy le savait bien. Cependant ses convictions, fortement méditées, souffraient peu la contradiction, même celle des évènemens ; il s’attrista, et, las de débats stériles à ses yeux, de dissidences vaines, il condescendit à la politique qui l’avait jusque-là trouvé froid et même dédaigneux. L’âge venait, et il commençait à se glisser dans son ame ce que les années nous apportent tôt ou tard, un peu de lassitude des choses de la terre. N’est-ce pas ainsi que nous disons devenir sages en vieillissant ?

La position de M. Jouffroy a toujours été élevée dans la chambre. Elle s’était créée sans efforts ; c’était l’œuvre naturelle de son mérite, et comme un simple effet de sa présence. Il était respecté ; sa haute valeur était reconnue même des moins capables de le comprendre.