Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/448

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a dans la nature humaine un indomptable inconnu, dans la destinée humaine un impénétrable mystère. L’objet de la religion existe aussi réellement que celui d’aucune science ; mais il n’est pas susceptible de la connaissance parfaite : les croyances primitives, qui sont comme la substance de la religion, se démontrent par l’étude de l’esprit humain aussi invinciblement que tout autre fait scientifique, et la religion qui les consacre et les transmet sans les altérer est essentiellement vraie.

C’est par la même méthode qu’on peut réussir à juger tous les systèmes ou sur le juste ou sur le beau. La science du juste ou celle du droit naturel ne peut avoir de fondement solide, si elle ne repose sur une idée rationnelle donnée par une analyse rigoureuse de l’esprit humain. La science du beau ou l’esthétique a besoin de s’appuyer sur une démonstration semblable ; en cette matière, comme en morale, tous les systèmes sont conciliables, pourvu qu’on les subordonne tous à celui qui prend au fond même de l’ame l’idée du juste ou du beau, comme une notion nécessaire[1].

C’est dans le détail qu’il faut étudier une telle philosophie ; dans le détail éclate tout ce qu’elle peut avoir d’ingénieux, de saisissant, d’original. Le texte seul des ouvrages de M. Jouffroy peut faire admirer la clarté de son exposition, la simplicité de sa manière, le style sain, naturel, animé, et par intervalles éloquent, dans lequel il sait rendre sa pensée. Qui veut le connaître le lise. Quant à nous, nous renonçons essayer ici un jugement définitif. Nous avons loué hardiment ; s’il fallait juger, nous serions plus timide. Nous ne pouvons dire que la philosophie de M. Jouffroy nous satisfasse complètement. Quoiqu’il ait su donner à ses principes une fécondité inespérée, il nous paraît cependant être resté en-deçà des vérités certaines, et il n’a pas égalé le connu au connaissable. En vain s’est-il efforcé d’exclure, ou plutôt de restreindre le doute, inséparable des connaissances d’un être borné tel que l’homme, il laisse encore au doute une part plus grande qu’il ne faut, et sa défiance envers la philosophie nous paraît excessive. Nous croyons la science mieux faite et plus avancée qu’il ne dit ; mais ce sont là des idées qu’on ne peut motiver en passant, il ne s’agirait pas de moins que de discuter les plus grandes questions de la science. Bornons-nous à dire que, comme les Écossais ses maîtres, mais avec plus d’étendue, de force et de profondeur que ses maîtres, M. Jouffroy nous paraît

  1. Leçons préliminaires du cours de morale. — Premiers Mélanges, p. 383. – Cours de droit naturel. — Cours d’esthétique.