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Louis XIV, on serait mort à la veille de 89 ; on aurait parcouru ainsi toute une carrière paisible, éclairée, avec des perspectives de civilisation indéfinies et croissantes qu’aucune catastrophe n’aurait désembellies. On aurait cru jusqu’à la dernière heure au bienfait ininterrompu des lumières, à l’excellence naturelle des hommes. Sans doute, dans ce libre vœu rétrospectif, M. Daunou ne songeait plus à se replacer tout-à-fait à l’Oratoire, mais n’importe ; on ne parle point ainsi d’une époque où l’on aurait été décidément malheureux.

89, en éclatant, vint couper court à ce genre de vie modérément animé, le rendre impossible en même temps que le faire sembler insuffisant. Le dernier écrit purement littéraire que nous trouvions de M. Daunou à ce moment est une épître à Fléchier, imprimée dans le Journal encyclopédique (juin 1789). Ce sont les seuls vers que je connaisse de lui ; ils ne semblent guère propres à démentir ce qu’on a dit des vers de certains autres prosateurs excellens[1]. Si on se demande pourquoi cet hommage si particulier à Fléchier, on y peut voir plusieurs sortes d’à-propos et de convenances, soit relativement à l’académie de Nîmes qui avait couronné M. Daunou, et dont Flécher était la grande gloire, soit dans le souvenir de la tolérance de Fléchier envers les protestans au moment où ceux-ci recouvraient leurs droits civils. Mais la plus réelle de ces convenances se trouve dans le talent même

  1. M. Guérard indique encore deux autres pièces de vers insérées dans le même journal. M. Daunou n’avait point reçu de la nature ce qu’il faut pour dégager l’élément poétique proprement dit, pour saisir la poésie en tant qu’elle se sépare nettement de la prose, et qu’elle en est quelquefois le contraire : la poésie, comme il l’entendait, et comme l’entendaient presque tous ses contemporains, n’était que de la prose plus noble, plus harmonieuse, de la prose dans ses plus riches conditions. Voici le début de son épître :

    Je ne viens pas, Fléchier, t’ennuyer de ta gloire.
    Il suffit que la France adore ta mémoire ;
    Elle est juste envers toi, puisqu’elle te chérit :
    Ton éloge en nos cœurs est assez bien écrit
    Naguère, de tes soins encor reconnaissante,
    Nîmes se retraçait l’histoire attendrissante
    Des bienfaits qu’un hiver (de 1709), dans nos fastes fameux,
    Te vit verser jadis sur tant de malheureux.
    D’un semblable fléau nous respirons à peine ;
    Mais on suit ton exemple, et la France est humaine.
    A ton amour, Fléchier, notre siècle a des droits.
    Tes vertus sont ses mœurs. Le plus juste des rois, etc.

    C’en est assez pour juger du ton. M. Daunou avait alors vingt-huit ans.