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Espagne le crédit que petit avoir un artiste : on accorde fort souvent une demi-heure à une cantatrice ou à une danseuse ; on est moins généreux envers une simple tragédienne, à moins qu’elle n’ait pour nom Mathilde Diez ou Théodora Lamadrid. Quelquefois on compose par d’autres moyens avec l’impatience populaire : on promet un riche costume une décoration magnifique, dont le souvenir ne doit pas de si tôt s’effacer ; mais ce sont là des moyens désespérés. Le public espagnol s’attend alors à de telles merveilles, qu’il est à peu près impossible de répondre à l’éblouissant idéal que se fait à l’instant son imagination méridionale ; on peut s’attendre à le trouver dédaigneux et mécontent, dans le cas même où l’on étalerait sur le costume promis tous les joyaux de l’ancien trésor royal de Castille, et où la décoration annoncée égalerait en magnificence la Méditerranée aperçue du haut de la Porte-de-Mer, à Barcelone, et l’immense panorama qui, du roc crénelé de Gibraltar, s’étend à travers la mer bleue jusqu’aux chaînes grises de l’Atlas.

Le 13 juin, précisément, on eût été mal venu à parler de décorations et de costumes ; l’irritation grondait en dedans, elle allait sans aucun doute éclater encore, mais pour ne plus s’apaiser, quand on entendit le long des tringles de fer le sourd frémissement de la toile qui se repliait sur elle-même : l’orchestre n’avait pas même songé à exécuter les deux, ou trois mélodies nationales, saynètes ou boléros, qui forment l’ouverture obligée de toutes les pièces. Décrire la curiosité ardente qui va s’attacher aux moindres pas, aux moindres gestes de ces personnages, plus impatiemment attendus depuis une semaine que ne l’est le premier coup d’escopette dans Alicante, un jour où les contrebandiers ont résolu de faire un pronunciamiento, cela est évidemment impossible, et nous prenons le parti d’y renoncer tout-à-fait.

Don Alfonso Munio est un drame chevaleresque. Au moment où la toile se lève, la scène est déserte, mais aux murs lambrissés, aux boiseries sculptées et fouillées, on aperçoit parmi les harpes et les guitares d’énormes cottes de mailles et des gantelets de caballeros. Nous sommes en pleine guerre contre le Maure ; comme au prologue des Amans de Teruel, vous aspirez une senteur sauvage de sang versé dans les escarmouches et les batailles rangées. Peu à peu cependant quelques personnages entrent en scène ; ce sont les filles d’honneur de la reine qui tour à tour s’attristent ou s’exaltent à la pensée des combats déjà livrés et de ceux qui se préparent. La plus belle de ces jeunes filles, la plus fière, la plus rêveuse, cette damoiselle aux grands yeux noirs, aux cheveux d’ébène, que vous, apercevez dans le fond, laissant