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je soupçonne d’être un ange. On avait bien dit à M. Sue que, lorsqu’il sortait de la réalité repoussante et qu’il se jetait dans le contraste, il échappait à la réalité et tombait dans le fantastique ; il s’est laissé aller à la pente, et aujourd’hui, après nous avoir montré pendant six colonnes un vieux soldat qui savonne son linge, et après avoir expliqué complaisamment pourquoi un soldat peut se livrer à cette occupation sans déroger, il nous montre deux jeunes filles racontant la visite que leur fait chaque soir leur ange gardien. — Tel est le résumé des premiers chapitres de cette œuvre si pompeusement annoncé, et où M. Sue doit traiter sous toutes ses faces le grand problème de l’organisation du travail. Morok le dompteur donnera sans doute son avis sur la question. Peut-être aussi l’ange gardien des jeunes filles n’est pas descendu sur la terre pour autre chose. Quoi qu’il en soit, le champ est ouvert, et il est vaste. Les dix volumes vont durer deux ans, et qu’on songe aux périodiques auxquels va être soumis le lecteur. Au moins chaque semaine, on l’arrêtera court au beau milieu de l’intérêt éveillé. Il s’enrouera à crier : Marche ! marche ! le vieux juif n’ira pas plus vite, il arrivera à ses heures, croyant toujours avoir affaire, comme dans la complainte, à des bourgeois fort dociles ; il pourrait se tromper.

Autre nouvelle. Avez-vous vu le long du quai Voltaire une gravure représentant Napoléon sous le linceul funèbre, le front couronné du laurier mystique ? Au bas de la gravure sont ces mots : le magistrat du Verbe devant le Verbe. Cette gravure, devant laquelle bien des gens sont passés sans la regarder, est grosse d’avenir. C’est la timide et première manifestation d’un prosélytisme obscur, souterrain, car nous avons des catacombes où quelques douzaines, de néophytes élaborent les destinées futures de l’humanité. Or, sachez qu’il y avait en Lithuanie un homme que l’esprit de Dieu visita, et qui est devenu le prophète de la nouvelle alliance. Il prêche le Christ et Napoléon, il prêche aussi la métempsychose. Il dit, dans un curieux écrit que nous avons sous les yeux : « Le plus élevé sur la terre peut, dans une autre vie, n’être pas même un homme, et l’esprit d’un ours ayant quitté les plaines polaires peut arriver au comble d’élévation dans la première capitale du monde. » Le prophète enseigne ensuite que tout est colonne lumineuse ou colonne sombre, que la colonne lumineuse descend sur les voyans et la colonne sombre sur ceux qui ne croient pas à la divinité de Napoléon ; de telle sorte qu’en nous écoutant, vous êtes sous une colonne noire, et que si vous écoutiez le prophète, vous seriez sous une colonne aux rayons d’or. Et le prophète est écouté religieusement, et un très éloquent professeur oublie la littérature slave pour se nourrir de cette révélation inattendue et de cette miraculeuse effusion de l’esprit, et il s’est assis à la cène avec le prophète, et nous avons une religion nouvelle. — Le Juif Errant et une religion nouvelle, une excentricité littéraire et une excentricité philosophique : le mois est complet.


PAULIN LIMAYRAC.