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Quatre-vingt-onze volumes par an ! M Dumas ménage ses métiers. Mais vraiment le moment est bien choisi pour se livrer à de pareils calculs ; on dirait qu’aucun évènement extraordinaire, n’a éclaté autour de nous. Nous sommes calmes et nous allons à nos affaires comme si l’hôte illustre, si long-temps attendu, n’avait pas fait son entrée triomphale dans nos murs ; rien n’est plus vrai pourtant. Le Juif Errant est arrivé. C’est pour le coup que nous sommes dans les mystères. Dès le prologue, M. Sue, avec tout l’appareil théâtral dont il a pu disposer, nous montre sur les confins des deux mondes, dans les régions glacées, un homme debout sur le cap sibérien et une femme également debout sur le cap américain. L’homme est désespéré, la femme lui montre le ciel, car ils se livrent, vis-à-vis l’un de l’autre, à une pantomime très expressive, malgré les vingt-cinq lieues qui les séparent. Quelles étaient, dit M. Sue, ces deux grandes figures ? il se garde de nous l’apprendre, car on sait qu’il joue aux énigmes, selon la manière de M. Ducray-Duminil : celle de Richardson vaut peut-être mieux. Quand le prologue est clos, et il est court, M. Sue nous conduit, du détroit de Behring, à l’auberge du Lapin Blanc, je me trompe, du Faucon Blanc, dans une petite ville d’Allemagne. Ici encore tout est mystère et, au train des choses, on se croirait en plein moyen-âge, si l’auteur n’avait eu soin de nous prévenir que nous sommes en 1831. Entendez-vous des rugissemens de bêtes féroces ? c’est le tigre, c’est la panthère de Morok le dompteur, qui demandent à souper. C’est un singulier personnage que ce Morok, converti par les jésuites de Fribourg, qui dompte les animaux, les montre dans les foires, et reçoit clandestinement des courriers russes galonnés sur toutes les coutures. Mettez-vous à la lucarne du grenier de Morok, qui est au-dessus de l’écurie où rugissent les bêtes affamées, et voyez là-bas sur le chemin un vieux cheval blanc qui s’avance portant un précieux fardeau, deux jeunes filles de seize ans. Un vieux soldat marche à côté ; c’est un débris de l’empire. Suivez bien, la nuit tombe, et la petite caravane vient demander un gîte à l’auberge où est embusqué Morok. Ah ! les amateurs de l’horrible sont ici alléchés, car M. Sue leur fait entrevoir depuis long-temps et va leur montrer enfin deux jeunes filles, les plus gracieuses et les plus pures, livrées par quelque infernale vengeance à un tigre, à un lion, à une panthère, qui n’ont pas soupé. Qu’on se tranquillise ; M. Sue ne tiendra que la moitié de ce qu’il a promis ; les deux jeunes orphelines ne peuvent pas être dévorées dès le cinquième chapitre, quand on a dix volumes à parcourir. Les petits orphelins du hameau, poursuivis par l’implacable baronne, courent bien des dangers dès la première page, et on les droit souvent perdus, quand ils ne sont que compromis. De même Rose et Blanche échapperont, soyez-en sûrs, à des périls plus grands encore, quoique ce début rende la tâche du romancier difficile ; mais elles ont une petite médaille miraculeuse qui, frappée en 1682, leur donne rendez-vous à Paris, un siècle et demi plus tard, rue Saint-François, no 3, le 13 février 1832 : vous voyez bien qu’elles ne peuvent manquer à un tel rendez-vous. Puis, s’il faut tout vous dire, elles reçoivent tous les soirs la visite d’un jeune inconnu que