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frappait comme une belle statue que la parque envoyait aux enfers, cet instinct détournait les poètes de tout ce qui pouvait assombrir l’imagination ou l’attrister ; et comment n’auraient-ils pas banni de l’art les images qui eussent éveillé des impressions pénibles, quand la vie entière était comme composée à plaisir des impressions les plus heureuses ? Ils ont donc laissé aux modernes l’admiration et la peinture des montagnes abruptes, des précipices, de ce qu’on appelle de belles horreurs, expression qu’ils n’auraient pu ni comprendre ni traduire. Les poètes grecs se gardent d’insister sur la physionomie sévère d’une grande partie de la Grèce, seulement ils l’indiquent en passant par l’épithète pierreuse, rocailleuse, qui revient si souvent dans Homère. A cela près, il n’est pas question des effets de rochers et de ravins, dont les poètes modernes auraient tiré si bon parti. Les Grecs, qui peignaient fidèlement ce qu’ils voulaient peindre, n’ont pas voulu peindre, n’ont pas voulu voir les rudesses de la nature : ils les ont bannies de la poésie, comme ils bannissaient de l’art les laideurs humaines. De là cette apparence d’infidélité dans la peinture générale de leur pays : non qu’ils falsifient, mais ils négligent ; ce n’est pas un mensonge, c’est un silence. Ainsi Homère ne parle jamais des difficultés du chemin, des aspérités de la route. Sa poésie vole sans obstacle et sans effort, comme les pieds des chevaux divins.

C’est encore le besoin de présenter la nature sous un jour vrai, mais embelli, qui a inspiré aux poètes grecs de donner à des fleuves, dont la couleur blanchâtre est due au limon que roulent leurs ondes, cette épithète gracieuse aux tourbillons argentés. Tels sont le Pénée et l’Achéloüs[1]. Du reste, il me semble que les fleuves ont été encore plus flattés que les montagnes. Le Céphise, tant vanté, ne m’a pas offert une goutte d’eau pendant tout mon séjour à Athènes ; je l’ai vu toujours à l’état de fleuve poudreux, énergique expression de l’Anthologie. Je puis affirmer qu’au lieu de couler entre des bords verdoyans, le Caïstre coule dans un lit d’argile blanchâtre, et l’on voit bien que Sophocle n’a jamais visité le Pactole, car il l’appelle grand.

Les écrivains modernes formés à l’école des anciens ont suivi souvent la même méthode de peindre. Voyez Pétrarque, le premier des poètes chrétiens qui se soit fait disciple de l’antiquité, dont il a commencé la renaissance ; à Vaucluse, c’est-à-dire dans l’endroit le plus triste qui se puisse imaginer, dans cette gorge étroite serrée entre deux

  1. Le nom de l’Achéloüs est aujourd’hui Aspropotamos, qui veut dire également fleuve blanc, fleuve d’argent.