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l’abjurer pour étendre les conquêtes de la moderne philosophie spiritualiste. Sous le comte-duc, au moment où éclataient les pronunciamentos anti-espartéristes, le ministre de l’intérieur, M. Gomez de la Serna, essayait de reconstituer l’enseignement philosophique ; mais comme la guerre civile mettait en feu la Péninsule entière, à Madrid et dans les provinces les disciples manquèrent aux nouveaux professeurs. En attendant que de meilleurs jours leur permettent d’occuper leurs chaires, les jeunes maîtres ont pris le parti de voyager en Europe, pour s’initier complètement à toute doctrine nouvelle. Élevés à l’école de la France, ils n’ont pas eu long-temps à séjourner parmi nous ; la plupart, en ce moment, se trouvent au-delà du Rhin. Au spectacle de cette Allemagne où le scepticisme systématique inquiète si profondément les consciences, nous ne pensons pas qu’ils sentent chanceler leurs convictions premières ; nul doute qu’ils ne repassent les monts défenseurs ardens de cette liberté de l’esprit qu’ils essaient de concilier avec le principe de l’autorité.

Dans tous les pays, la question philosophique mène droit à la question littéraire, puisque le fond est inséparable de la forme, et que les lettres dépérissent ou prospèrent selon les vicissitudes et les progrès de l’esprit public. Pour l’Espagne, cependant, on serait tenté d’affirmer le contraire, car la décadence des lettres y date précisément de l’avènement de Philippe V, de l’époque où, sous l’influence des idées françaises, la Péninsule se réveille d’une léthargie de deux siècles. Il est bon d’expliquer un fait si étrange, que tout le monde a remarqué, mais dont personne, du moins à notre connaissance, n’a dit encore la véritable raison. Ce n’est point ici le moment de tracer un tableau complet de la littérature espagnole aujourd’hui renaissante : un si vaste sujet exige que l’on y consacre une étude spéciale. Et puis, il n’en est pas des poètes de l’Espagne comme de ses historiens et de ses publicistes ; chacun de nous est déjà familier en France avec les noms principaux de l’ancienne école et de la nouvelle, avec ceux de MM. Martinez de la Rosa, Quintana, Gallego, et de MM. Hartzembusch, Breton de los Herreros, Gil y Zarate, Zorrilla[1]. Il nous suffira de montrer comment, au XVIIIe siècle, la littérature espagnole est entrée dans la voie déplorable qui aboutit à l’impuissance, et à quelles conditions rigoureuses elle peut en sortir.

L’Espagne, on l’a vu plus haut, a obstinément repoussé la philosophie du XVIIIe siècle ; mais cela n’a point empêché que, dès le début, elle ne se soit éprise de la littérature enfantée par cette philosophie en France, en Angleterre et en Allemagne. Ce n’est point, comme on l’a prétendu, à l’école de Corneille et de Racine, mais bien à celle de Voltaire, que l’Espagne est devenue classique ; ce sont les Égysthe, les Cresphonte, et non point les Cinna, les Oreste, qui se retrouvent dans les tragédies les plus vantées des deux Moratin, et dans celles de MM. Martinez de la Rosa, Quintana, Gallego.

  1. Voyez dans la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1843, une étude remarquable de M. Léonce de Lavergne sur don José Zorrilla.