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dont la Péninsule ne se ressente douloureusement et long-temps, et la plus irréparable des fautes, ce serait précisément que le cabinet Narvaez s’obstinât, en dépit de ses promesses, à ne point rentrer dans les conditions rigoureuses du gouvernement représentatif.


IV. — PHILOSOPHIE ET LITTERATURE.

Si nous avons réussi à montrer quelle a été, dans la Péninsule, l’influence des idées françaises en histoire et dans la philosophie de l’histoire, on voit déjà comment, en philosophie pure, cette influence a dû s’exercer. Au XVIIe siècle, les doctrines de Descartes ne se sont point répandues en Espagne, et cela se comprend sans peine : en proclamant le principe de la liberté. Descartes imposait à l’esprit de trop grandes obligations pour ce peuple endormi sous le principe de l’autorité. Les livres de Bossuet y ont eu, dès le début, une vogue prodigieuse, et cela se comprend encore. Bossuet a essayé de concilier les deux principes ; mais on sait qu’en dernier résultat c’est le principe de l’autorité qu’il voulait par-dessus tout maintenir. On donnerait difficilement une idée de l’effroi qu’inspirèrent à l’Espagne Voltaire et les encyclopédistes, et les écoles purement critiques du XVIIIe siècle, qui bouleversaient à plaisir toutes les notions du devoir et de la morale. Quoi qu’on ait fait pour propager à Madrid et dans les grandes villes les opinions de l’auteur au Dictionnaire philosophique, l’Espagne n’a jamais été voltairienne ; à qui en voudrait une preuve péremptoire, il nous suffira de dire qu’elle a toujours énergiquement repoussé, et à bien des égards non sans injustice, les écrivains brillans qui ont assujetti le capricieux scepticisme du XVIIIe siècle à une méthode rigoureuse et réellement scientifique, Robertson, Hume, Gibbon. De tous les grands penseurs du XVIIIe siècle, Vico et Herder sont les seuls qui aient des prosélytes au-delà des Pyrénées. Les faits de l’histoire, les causes de progrès et de décadence, toutes les vicissitudes sociales en un mot, Vico les renferme dans une inflexible synthèse suivant laquelle, à des époques déterminées, l’espèce humaine est tenue de subir des transformations successives ; de la configuration même du globe, de la disposition des îles et des continens, des mers, des fleuves, des montagnes, Herder déduit également des lois nécessaires ; au fond de ces doctrines, le vieux fatalisme espagnol se retrouve pour ainsi dire lui-même ; c’est toujours l’ancienne devise : Ce qui doit être ne peut manquer de s’accomplir ! —'Lo que ha de ser no puede faltar ! — Mais c’est là un fatalisme particulier à l’Espagne, un fatalisme religieux qui répugne aux lâchetés épicuriennes comme aux stériles vertus du stoïcisme, et l’on conçoit qu’il n’ait ressenti qu’un profond dégoût pour l’école matérialiste,— de Locke à M. Destutt de Tracy. — M. de Tracy a eu pourtant un certain succès dans la Péninsule, succès de simple curiosité, car il est le seul des coryphées de cette école qui ait dressé de l’athéisme un manuel intelligible et complet. A l’heure même où nous sommes, M. Destutt de Tracy est encore çà et là exalté en Espagne, mais par