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dissipée, de rendre l’immense majorité de la nation tout-à-fait indifférente à des réformes trop générales, trop vagues, et qui ne portaient point immédiatement sur le malaise qu’elle endure depuis six cents ans. L’Espagne a une constitution, rien de mieux assurément ; mais elle n’a point de lois civiles, elle n’a point de lois administratives, de lois criminelles, de lois commerciales ; tout chez elle est, sous ce rapport, incomplet et confus. Dans un abrégé du Droit public en Espagne (Elementos del derecho publico español), publié à Madrid vers la fin de 1843, un professeur à l’université de Valence, don Antonio Rodriguez Cepeda, a décrit la situation politique, judiciaire, administrative de l’Espagne ; M. Ortiz de Zuñiga a également traité un si douloureux sujet dans un livre qui a pour titre Elementos del derecho administrativo, et ce que nous avons vu nous-même des maux de la Péninsule nous porte à croire que MM. Cepeda et Ortiz de Zuñiga n’ont pas le moins du monde pris à tâche de charger le tableau. La levée des impôts n’est définie encore d’aucune manière ; le trésor ne peut procéder que par voie d’exaction, même dans le cas où ses prétentions sont le plus légitimes, la loi ne permettant ni l’expropriation, ni la contrainte. Si l’on excepte un très petit nombre de grandes villes, la justice civile et criminelle se rend ou plutôt se vend comme à Bagdad ou à Trébisonde, favorable à qui peut l’acheter, inflexible envers qui n’a rien. Il n’est pas de pays au monde où la police exerce plus de vexations ; le voyageur ne sait pas trop ce qu’il doit redouter le plus, du voleur qui le rançonne ou du mozo de la escuadra qui lui demande brutalement son passeport à l’entrée de tous les bourgs, et qui souvent, voleur lui-même, va l’attendre, l’escopette à la main, au plus voisin coupe-gorge. Partout des prisons où les anciens Juifs, dont l’excessive pénalité révoltait jusques aux Romains, se seraient fait scrupule de renfermer leurs blasphémateurs ; partout des hôpitaux et des maisons de fous, où rien n’égale l’incurie brutale des gardiens, si ce n’est leur hideuse malpropreté ; partout la contrebande qui, dans la plupart des provinces, se substitue effrontément à toute espèce de commerce, au négoce des objets de luxe comme à celui des objets de première nécessité ; partout enfin des douaniers, des employés de l’octroi, des employés subalternes de l’administration proprement dite, mendiant sur le passage des voitures publiques, et favorisant, moyennant prime, toutes les infractions et tous les abus.

Ce n’est donc pas tout, on le voit, que de fonder l’unité politique : il faut régler, affermir les relations entre l’état et les citoyens, et des citoyens entre eux-mêmes ; il faut administrer, il faut codifier enfin, si nous pouvons nous servir de ce mot célèbre, qui rappelle l’immense labeur de notre conseil d’état sous l’empire. Sans doute, il est urgent que le pouvoir se constitue fortement au centre, sous l’empire d’une charte unique ; mais si l’on veut que cette charte soit respectée, reconnue de toutes les provinces, il n’est pas moins indispensable que du régime qu’elle doit fonder il résulte pour la Péninsule entière, pour toutes les principautés, pour toutes les communes,