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Ahmed-ben-Mohammed ; il l’a fait précéder d’une introduction pleine de science et de saine philosophie, où il réfute avec beaucoup d’esprit et de logique les opinions qui se sont tour à tour accréditées dans le monde sur la vie et la mission du fondateur de l’islam. L’introduction et le livre sont aujourd’hui populaires à Madrid et dans le reste de la Péninsule ; mais, il faut bien le dire, ce n’est point en Espagne, ce n’est point dans la langue castillane que l’ouvrage a été publié. La Société orientale de Londres a chargé M. Gayangos de la traduction ; c’est elle qui jusqu’au bout l’a généreusement soutenu, et c’est en Angleterre, c’est en anglais que la publication a eu lieu. Et pourtant, si l’initiative appartient à l’Angleterre, l’Espagne ne doit point, pour cela, se déconcerter et perdre courage. N’est-ce pas, après tout, un Espagnol qui l’a prise ? Il s’en faut de beaucoup, d’ailleurs, que M. Gayangos ait complètement dévoilé l’antiquité musulmane ; M. Gayangos écrivait en Angleterre, il devait par-dessus tout s’attacher aux matières qui préoccupent exclusivement le génie britannique. Aussi pensons-nous qu’après lui il reste peu de chose à dire sur l’administration et le gouvernement des Arabes d’Espagne, sur leur législation politique et civile, sur leur commerce et leur industrie ; mais la religion, la théologie, la métaphysique, mais la poésie, les arts, les sciences, ne s’y trouvent que pour mémoire, et d’une tâche si glorieuse c’est là, ce nous semble, la plus belle moitié. On savait déjà à quel degré de splendeur est parvenue en Espagne la société musulmane par le commerce, l’industrie et l’agriculture ; on ne savait point, on ne sait pas encore suffisamment qu’en littérature les Arabes n’en étaient point réduits à ces chroniques rimées, à ces poèmes bizarres, les Prairies dorées, la Douceur de la rose, les Rayons de la pleine lune, long-temps représentés comme le dernier effort de leur imagination et de leur intelligence ; on ne sait pas encore que parmi eux des écoles entières de poètes, d’historiens, de moralistes, de critiques, s’attachèrent à continuer, avec toute l’ardeur de l’enthousiasme ou la systématique ténacité de la science, les plus brillantes traditions de la Grèce et de Rome ; on ne sait pas qu’en philosophie pure, — des plus âpres défilés de la logique aux régions escarpées de la métaphysique religieuse, — leurs prêtres et leurs docteurs se sont débattus contre tous les problèmes, dans toutes les angoisses du doute, dans toutes les inquiétudes de la pensée. C’est un monde d’idées et de sentimens profondément enfoui encore dans les chroniques et les histoires manuscrites ; sous les froides indications de M. Gayangos, on le sent, pour ainsi dire, qui remue déjà et bouillonne. Quand on aura pris le parti d’éditer ces histoires et ces chroniques, dont Casiri a dressé laborieusement l’inventaire, l’Europe entière s’empressera d’applaudir à mesure que se reconnaîtront les larges voies et les somptueux monumens, et jusqu’aux carrefours les plus cachés de cet autre Herculanum.

Ce sont là pourtant des travaux trop considérables pour qu’une société particulière de savans et de philosophes en vienne jamais à bout, fût-elle aussi persévérante, aussi riche que la Société orientale de Londres. Nous ne