Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/948

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous laissons de côté un volume presque tout entier où M. Moron s’attache à faire ressortir ce que les civilisations de l’Orient, de la Grèce, de Rome, des temps modernes, ont de spécial, de commun, d’antipathique : c’est là le seul essai vraiment sérieux d’histoire générale qui se soit fait encore au-delà des Pyrénées ; mais nous avons hâte d’arriver à la partie du livre consacrée à la Péninsule.

Après avoir recherché à quelles familles de l’espèce humaine appartiennent les races primitives qui ont occupé le sol de l’Espagne, M. Moron explique fort bien comment, en se mêlant, les deux familles cette et ibérienne ont formé ces tribus bizarres qui, dans leurs mœurs, dans leurs habitudes, et jusque dans leurs noms, portent les caractères de ce mélange. Les luttes des populations indigènes contre les conquérans, et surtout contre les Romains, sont retracées dans des pages pleines de verve et d’animation. M. Moron a particulièrement étudié la domination du peuple-roi aussi bien que son influence intellectuelle dans la Péninsule. L’Espagne est la patrie de Trajan, d’Adrien et de Marc-Aurèle ; mais qu’est-ce donc que l’empire romain lui-même à côté de cet autre empire de l’intelligence et des lettres, où l’on ne peut être détrôné quand on y règne depuis vingt siècles, et auquel l’Espagne a fourni Sénèque, Lucain, Florus, Martial, Quintilien, Silius-Italicus, Pomponius-Mela, Columelle ?

M. Moron ne nous paraît point avoir apporté le même soin, le même scrupule à l’étude de la domination gothe, et, sous ce rapport, nous lui conseillons de réviser très attentivement son livre. Tout le monde sait quelle influence exerce le code gothique sur les diverses parties de la législation espagnole, même à l’époque où nous vivons. — M. Moron a mieux compris, mieux décrit la civilisation arabe ; avec don Pascual Gayangos, dont nous aurons plus loin à examiner un livre fort remarquable, M. Moron est l’écrivain de la Péninsule qui, selon nous, a le mieux saisi le vrai caractère du régime musulman. Les innombrables causes de dissolution et de ruine qui travaillaient la société de l’islam, l’autorité universelle et absolue des califes, la sujétion des walis et des émirs espagnols vis-à-vis des émirs africains et des califes de Bagdad, l’interprétation arbitraire du Koran tenant lieu de toute législation, la confusion des fonctions publiques, l’effrayante diversité des races, Arabes primitifs, Arabes purs, Mozarabes, juifs, Égyptiens, Syriens, Maures, Berbères, races en état d’hostilité permanente à l’égard les unes des autres, depuis les premiers jours de la conquête jusqu’aux dernières collisions des Zegris et des Abencerrages, tout cela est clairement déduit dans le livre de M. Moron. En constatant l’empreinte que les races africaines ont laissée dans les mœurs de l’Espagne, dans les institutions et dans le sang de ses habitans, M. Moron a démasqué l’écueil où se sont brisés la plupart des historiens de la Péninsule. Dès l’instant où surgissent les guerres entre les Goths de Pélage et les Sarrasins, ces écrivains ne manquent jamais de sacrifier le principal à l’accessoire et de faire graviter autour de l’imperceptible comté de Covadunga, du petit royaume de Cangas, les vastes dominations