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fondamentale : M. Tapia n’a donc point vu que des pouvoirs et des intérêts nouveaux s’étaient produits, à dater de l’invasion musulmane ? La noblesse et la commune venaient d’acquérir une importance qu’elles n’avaient jamais eue chez les Wisigoths. Le municipe gothique n’était qu’une agrégation d’hommes sans droits et sans garanties, débris informe du municipe romain. En quoi donc une institution pareille pourrait-elle ressembler aux fortes communes qui s’organisaient, à chaque lendemain de victoire, sur le sol repris à l’islam ?

A partir des deux dynasties d’Autriche et de France, l’ouvrage de M. Tapia n’est plus qu’un simple abrégé chronologique fort exact et fort clair, nous nous empressons de le reconnaître ; nous déclarerons même que le livre entier se recommande par un mérite plus considérable encore, celui du style qui, à toutes les pages, est d’une remarquable correction. C’est là, du reste, la première tentative qui se soit faite en Espagne dans la philosophie de l’histoire ; il en faut tenir compte à M. Tapia, bien que le prisme à travers lequel il a étudié le passé de son pays soit toujours emprunté aux penseurs de la France et de l’Allemagne, — à M. de Savigny, par exemple, quand ce n’est point à M. Guizot.

Don Fermin-Gonzalo Moron est aussi un disciple de M. Guizot, mais un disciple souvent indocile, un véritable caractère valencien, fougueux et indépendant, toujours en garde contre la doctrine du maître, toujours prêt à la contester. M. Moron a minutieusement discuté les diverses philosophies de l’histoire qui, jusqu’à ce jour, se sont entre-choquées dans le monde : par toutes ses études, par toutes ses tendances, il est irrésistiblement ramené à l’historien de la civilisation française. Mais que lui importe ? il sait au besoin secouer cette influence. Sans hésitation, sans détour, M. Moron s’en prend d’abord à l’idée capitale de M. Guizot. En se bornant à considérer l’humanité sous le double aspect matériel et intellectuel, M. Guizot, s’il faut s’en rapporter à M. Moron, a laissé dans l’ombre la plus intéressante partie des vicissitudes humaines. Pourquoi ne l’a-t-il point également envisagée sous l’aspect moral ? Nous croyons que M. Moron s’abuse ; de même que par ces mots : je pense. Descartes entendait à la fois exprimer la pensée et le sentiment, il est évident que dans les développemens intellectuels de l’humanité M. Guizot a compris ses développemens moraux. Et au demeurant ce n’est pas tout que de concevoir ainsi et d’entreprendre l’histoire de l’humanité. Qui donc est en état de mener à bonne fin un si prodigieux et si complexe labeur ? Aussi, dans la critique des détails, M. Moron est-il beaucoup plus heureux que dans la critique de l’ensemble ; de toutes les lacunes qui réellement subsistent chez M. Guizot au sujet des religions, des philosophies, des institutions monastiques et de certaines institutions politiques, il n’en est pas une que M. Moron n’ait très nettement signalée. Par ses études préliminaires, M. Moron, on le voit, s’est placé dans des conditions excellentes, nous ne disons pas pour écrire l’histoire de son pays, mais pour bien indiquer de quelle manière cette histoire doit être un jour entreprise.