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s’initiaient patiemment à nos idées et à nos doctrines, étaient devenus, à peine rentrés dans leur pays, ceux-ci chefs politiques, ceux-là députés, quelques-uns ministres ou ambassadeurs ! Il n’y a pas de peuple, en Europe, chez lequel, pour arriver au faîte, les jeunes talens rencontrent moins d’obstacles sur leur chemin ; et c’est encore un des traits souverainement caractéristiques de la société actuelle en Espagne, que les tourmentes où les emporte le soin des affaires publiques ne les empêchent point de poursuivre les plus rudes labeurs de l’esprit. Ils ont déjà fait assez depuis dix ans pour que l’on puisse entrevoir à quel rang la Péninsule peut un jour prétendre, non pas seulement en littérature, mais dans les sciences historiques et politiques, et dans les branches diverses de la philosophie.

II. — HISTOIRE. — ANTIQUITÉS CHRETIENNES. — LITTÉRATURE ARABE.

Personne n’ignore aujourd’hui que les questions dont les esprits s’émeuvent au-delà des Pyrénées remontent par leurs élémens les plus considérables aux premiers temps de l’histoire nationale. La plupart des races dont se composent les populations de l’Europe ont eu en Espagne un empire, une colonie, ou du moins un port, un camp, un champ de bataille ; presque toutes y ont laissé quelque débris de leur langue, quelques vestiges de leurs mœurs, quelques monumens de leur politique ou de leur religion. On ne doit donc pas s’étonner que de nos jours l’attention publique en Espagne s’attache particulièrement aux travaux d’histoire ; à aucune autre époque, il ne s’en est tant produit à Madrid, à Barcelone, à Sarragosse, à Valence, à Grenade, partout. Il n’est pourtant pas de peuple en Europe qui, dans les siècles précédens, ait eu un aussi grand nombre de chroniqueurs nationaux que l’Espagne : chaque province a eu le sien, et non-seulement chaque province, mais chaque ville, chaque monastère, le plus petit chapitre, la plus obscure localité. C’est le pays où foisonnent avec le plus d’abondance chartes, légendes, manuscrits, documens. Malgré tout cela, l’Espagne n’a pas eu jusqu’ici un historien véritable ; nous croyons même qu’elle ne pouvait pas en avoir. De toutes les œuvres philosophiques, un bon livre d’histoire est la plus difficile, la plus éminente, et à qui faut-il apprendre que le fatalisme a tué en Espagne toute espèce de philosophie ? S’il nous était permis de varier le mot de Pascal, nous dirions que le fatalisme a long-temps été le roi de la Péninsule, roi absolu dont on n’essayait guère de secouer la sombre domination.

L’ouvrage de M. le comte de Toreno ferme au-delà des monts la série des livres d’histoire complètement destitués de mérite philosophique. Nous nous garderons bien pour cela de contester les qualités réelles qui en ont assuré le succès : la clarté du récit, l’ordre merveilleux dans lequel sont distribués les événemens, l’éclat du pinceau dans les portraits qu’il nous a laissés de quelques personnages célèbres, et notamment dans celui de Jovellanos. A