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malheur de l’Espagne, malheur irréparable, qui la frappait dans son avenir. D’une saison à l’autre, les champs ravagés reprennent leur culture, les villes bombardées se relèvent ; mais quels dédommagemens la paix, si féconde qu’on la suppose, peut-elle apporter à des générations mûries dans les troubles, qui à aucun degré n’ont reçu le bienfait de l’éducation ?

Pour la première fois, depuis cinquante ans, l’Espagne aujourd’hui cherche enfin sérieusement à s’orienter et à se reconnaître. Ce sont les hommes de 1808 et de 1812 qui ont jusqu’ici mené les affaires : faute d’instruction et de lumières, ils ne se rendaient même pas compte de la tâche énorme dont le gouvernement d’un pays qui se réorganise est tenu de venir à bout. Il y aurait pourtant injustice à ne point constater les efforts que les divers régimes qui, depuis 1833, se sont succédé en Espagne ont tenté pour relever les lettres et les sciences. A Madrid, à Barcelone, à Valence, à Séville, à Cadix, à Grenade, à Saint-Sébastien, on a fondé, en vertu de lois spéciales, des cours d’administration et d’économie politique ; on a restauré les deux fameuses chaires de droit naturel et de droit des gens, créées par Charles III et supprimées par Charles IV ; la plupart des provinces ont été dotées de maisons d’instruction secondaire ; partout le pouvoir s’est empressé d’encourager les méthodes par lesquelles on essayait de réformer le vieil enseignement. En 1834, en 1840, les juntes révolutionnaires elles-mêmes ont établi des universités, des facultés, des collèges ; on a poussé le soin de l’avenir, si nous pouvons ainsi parler, jusqu’à décréter la fondation d’un panthéon national ; mais tout cela s’est fait à la hâte, sans aucune espèce de plan ni de but déterminé : il en est résulté un avortement à peu près complet. Au faîte de l’enseignement, les professeurs, assimilés sur ce point à tous les autres fonctionnaires de la monarchie espagnole, ne recevant qu’une rétribution extrêmement modique, ou plutôt ne recevant rien, ont abandonné leurs chaires à de pauvres suppléans que l’infériorité de leur position sociale mettait presque tous hors d’état d’exercer la moindre autorité. Brusquement incorporée dans la milice nationale ou dans les bandes carlistes, soumise, comme l’âge mûr, à toutes les réactions, à toutes les vicissitudes de la vie politique, la jeunesse ne s’est pas même présentée aux cours supérieurs de l’enseignement secondaire. L’instruction primaire elle-même est tombée, faute de livres où fussent clairement exposés les plus simples élémens des connaissances humaines. Comment serait-on parvenu à élever ce grand édifice universitaire ? Dès les premières assises, il n’y avait pas jusqu’au ciment qui ne fît défaut.

Les réformes que le gouvernement avait entreprises en pure perte, c’est à l’élite de la jeunesse espagnole qu’il était réservé de les accomplir. L’impulsion qu’elle a donnée aux études ouvre une période nouvelle dans l’ère agitée où, depuis 1833, est entrée l’Espagne constitutionnelle. C’est là, on peut l’affirmer, un spectacle qui n’a rien d’analogue en Europe, pas même en France ni en Angleterre. On n’avait point vu encore, dans un pays déchiré par l’épuisant travail de la régénération sociale, un très petit nombre