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est dans le grain de blé ; mais il faut que le grain germe et perce le sillon. Aujourd’hui, on entrevoit déjà quelles moissons peut porter ce sol fécond de l’Espagne ; en attendant, c’est toujours la France qui, au-delà des monts, discipline et mène les écoles et les partis. Depuis deux ans, il est vrai, l’Espagne se montre sérieusement préoccupée des idées allemandes ; mais rien ne serait si dépaysé à Madrid, à Valence, à Grenade, que les philosophies de Munich, de Berlin et de Kœnigsberg, si la France ne les dépouillait d’abord tout-à-fait de leur costume tudesque. C’est par les livres de M. Cousin que la Péninsule s’est un peu familiarisée avec Kant, Hegel et Schelling, et il en a été absolument de même pour toutes les autres philosophies européennes : c’est M. Michelet qui lui a expliqué Vico ; c’est M. Jouffroy qui l’a initiée aux doctrines de Reid et de Dugald-Stewart ; par Condillac, elle avait compris Locke, par Voltaire Newton, Clarcke, Bolingbroke, et les encyclopédistes s’étaient chargés de lui expliquer Hobbes et Bacon.

Déjà peut-être, à la fin du XVIIIe siècle, l’Espagne eût réalisé quelques-unes des espérances que fondaient sur elle Montesquieu et Jean-Jacques pour l’avenir de la civilisation en Europe, si, au moment où elle éprouva le contre-coup de notre révolution, elle avait eu d’autres maîtres que les favoris de Charles IV. Malheureusement, de tous les hommes qui, d’un ordre social vieilli et croulant, auraient pu ménager la transition au nouveau régime, les uns, comme l’infortuné Olavide, avaient disparu dans les dernières persécutions du saint-office, les autres, écartés par les misérables intrigues de la cour la plus dépravée qui, depuis Isabeau de Bavière, se soit jouée de la fortune d’un peuple, se voyaient, comme le ferme et incorruptible Jovellanos, réduits à une impuissance absolue. Quant aux masses, profondément endormies jusque-là sous le principe de l’autorité, on comprend sans peine de quelles inquiétudes elles durent être saisies, lorsque, réveillées en sursaut, elles s’aperçurent que, par l’abdication de Charles IV, ce principe s’abandonnait lâchement lui-même à Bayonne. La guerre de l’indépendance a montré de quoi ce peuple eût été capable si, en même temps qu’elles repoussaient l’invasion, les cortès de 1808 et de 1812 n’avaient eu à réparer les fautes et les crimes des Godoï et des Escoïquiz. On comprend encore que, de l’abdication de Charles IV à la mort de Ferdinand VII, la situation de l’Espagne se soit de jour en jour empirée par les excès politiques et les prévarications administratives. Dès les premières années de cette crise, qui, à vrai dire, dure encore, il ne resta plus vestige des progrès si péniblement réalisés pendant tout un siècle ; les idées avancées, les idées de France, n’avaient jusque-là fermenté que dans la tête du très petit nombre : l’exil, la prison, les supplices, eurent bientôt raison des hommes qui les avaient accueillies et s’en étaient avidement pénétrés. Tout s’enraya, tout s’éteignit, les arts, les lettres, les sciences. L’instruction publique, qui, sous les règnes précédens, avait été, de la part des Enseñada et des Aranda, l’objet d’une sollicitude constante, fut immédiatement suspendue dans les universités, dans les collèges, dans les plus petites écoles. Et ce fut là le plus grand