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villes, des plateaux crayeux que surmontent les moulins à vent de la Manche aux plus vertes ravines de la Navarre et du Haut-Aragon. En attendant que sous la directe influence des idées françaises le génie espagnol reprenne sa vieille aptitude pour les travaux de l’intelligence, c’est par l’éclat et la force de l’imagination que se manifeste encore sa réelle grandeur.

À l’avènement de Philippe V, les idées françaises font irruption dans la Péninsule, non pas, il est vrai, les idées de Descartes et de Malebranche, mais celles qui déjà rayonnaient en Europe et se répandaient par les séductions de la forme bien, plus encore que par la puissance de la pensée. Ce ne fut pas seulement au duc d’Anjou, mais à l’esprit français, que Charles II livra ses provinces ; c’est devant l’esprit français surtout que s’abaissèrent les Pyrénées. Plus tard, avant même que le royal légataire eût rejoint dans les caveaux de l’Escurial le prince qui lui transmit sa couronne, les Pyrénées se sont trop souvent relevées entre les deux pays, que divisaient des intérêts ou plutôt des passions politiques ; elles n’ont pas, du moins, empêché nos écrivains de prendre possession de l’Espagne plus sûrement et pour plus long-temps que les navigateurs d’Isabelle-la-Catholique ne l’avaient fait, à la fin du XVe siècle, des îles et des continens américains. Ce sont eux qui, dans les premiers temps, ont fait la force principale et la popularité de la dynastie française. À Villa-Viciosa, M. de Vendôme anéantit les prétentions de l’Autriche ; ce n’est pas lui pourtant qui a le mieux combattu pour le petit-fils de Louis XIV : si par ses victoires il a donné aux Bourbons d’Espagne Aranjuez et tous les palais de Philippe II, ce sont nos penseurs et nos poètes qui leur ont donné l’avenir.

Bossuet est le premier de nos écrivains qui ait forcé la barrière, jusque-là maintenue par le saint-office et par la maison d’Autriche, entre la vieille Espagne et la France de Louis XIV ; c’est Bossuet qui a ouvert la marche à tous les grands esprits de son siècle, prédicateurs, moralistes, poètes, philosophes, historiens. À dater des Oraisons funèbres et de l’Histoire universelle, il ne se publie pas en France un livre qui ne soit traduit et commenté au-delà des monts ; ce fut comme une longue traînée d’enthousiasme, qui en même temps prenait feu à Madrid et dans les capitales de toutes les principautés. Il ne faut pas cependant, sur la foi de cet enthousiasme, s’imaginer qu’à aucune époque l’Espagne ait docilement accepté nos opinions et nos doctrines. Rien au monde ne diffère plus de l’enthousiasme des peuples du Nord que l’exaltation méridionale. Dans le Nord, l’enthousiasme est un accident, mais un accident irrésistible et durable, car il ne se produit qu’à la condition de s’allier étroitement avec les plus solides qualités du caractère national, et surtout avec cette énergie persévérante qui tourne le but, si elle ne peut d’un seul bond s’y élancer et s’y maintenir. En Espagne, c’est tout le contraire : l’enthousiasme est la vie du peuple, l’état habituel du cœur et de la tête, le fond du caractère, ou plutôt le caractère même. Malheureusement c’est du dehors que vient presque toujours l’excitation ; presque jamais elle n’est soutenue par ce patient labeur de la pensée, qui à