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de se défendre par elle-même, que les pachaliks étaient, non pas des provinces étroitement liées entre elles, mais des satrapies isolées : la possibilité d’un démembrement de l’empire turc restait démontrée. Enfin, quant aux cris de la Grèce luttant avec désespoir contre les masses qui l’écrasaient, l’Occident apaisé s’éveilla d’un trop long sommeil, il sentit qu’il fallait châtier ces Tartares incorrigibles. La bataille de Navarin, malgré les embarras politiques qu’elle faisait pressentir, eut lieu, et apprit à l’Europe jusqu’à quel point la supériorité lui était acquise dans les diverses branches de l’art militaire, de plus en plus appuyées sur le progrès des sciences. La Russie regretta peut-être de n’avoir pas, comme en 1770, triomphé à elle seule de la marine turque, mais elle se consola de ce succès partagé, en songeant au protectorat qu’elle exercerait sur le nouveau royaume grec, et se glorifia de ce que l’Europe lui avait donné un rôle dans cette espèce de croisade. L’Angleterre, tout en se repentant un peu d’avoir affaibli la Porte, se réjouit de ce qu’il y avait une flotte de moins dans une mer qu’elle fréquentait plus que jamais. Quant à la France, elle venait de reparaître avec de brillantes escadres à la face du monde, d’arborer de nouveau et d’une façon victorieuse son pavillon, qui protégeait les chrétiens d’Orient.

Après un court instant d’enthousiasme, les trois nations qui avaient triomphé à Navarin se remirent à suivre leurs tendances naturelles ; chacune de leur côté, elles réfléchirent sur les conséquences de cette grande journée. Les armées russes furent dirigées avec obstination, quoique par des voies détournées, vers la capitale du Bas-Empire. La Stamboul musulmane sembla au czar destinée à redevenir la Byzance grecque. Le peuple anglais, dans son humour, où la gaieté laisse percer toujours une arrière-pensée, applaudit à une caricature qui représentait trois nations assises autour d’une table et s’apprêtant à découper une dinde, turkey[1] ; il s’invitait d’avance à ce banquet avec l’espoir d’y prendre une large part. Chez nous, la restauration, animée par un premier fait d’armes, songea à conquérir la popularité qui s’éloignait d’elle, à prouver son indépendance au sein de l’Europe.

  1. Cette caricature rappelle celle qui parut à Paris après le passage du Rhin ; c’est Mme de Sévigné qui nous l’apprend, lettre 268 : « On a fait une assez plaisante folie de la Hollande. C’est une comtesse âgée d’environ cent ans ; elle est malade, elle a autour d’elle quatre médecins : ce sont les rois d’Angleterre, d’Espagne, de France, de Suède. Le roi d’Angleterre lui dit : Montrez la langue ; ah ! la mauvaise langue ! Le roi de France tient le pouls et dit : Il faut une grande saignée. Je ne sais ce que disent les autres… »