Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/821

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aujourd’hui ? Hier, vous partiez pour la découverte et la conquête d’un monde, et aujourd’hui la critique, assise sur le rivage, recueille des naufragés !

Imaginerait-on maintenant le moyen qui a été sérieusement proposé pour transformer subitement une ère de décadence en une époque glorieuse ? Des socialistes enthousiastes, je me sers d’un mot poli, ont proclamé l’avènement du peuple au trône littéraire. Parce que quelques ouvriers ont composé des vers passables, ces socialistes ont prétendu que le génie littéraire émigrait, et que de la bourgeoisie il passait décidément aux classes populaires ; ils ont chanté un hymne au génie naissant de l’ouvrier, ils lui ont dit qu’il y avait eu pour lui une nouvelle Pentecôte, et qu’il avait reçu le don de l’inspiration sainte. Si l’ouvrier eût écouté ces paroles insensées, s’il n’eût pas été plus raisonnable que ses courtisans, nous aurions été témoins de terribles mécomptes, de grands malheurs. On ne songeait pas que mettre une lyre aux mains de l’ouvrier, c’est lui ôter son pain de chaque jour. Quand il chantera, il se croira au-dessus de son état ; quand il recevra les éloges des journaux socialistes, c’est pour le coup qu’il se considérera comme bien supérieur à sa condition, et qu’étouffant désormais dans cette atmosphère, il ne tardera pas à en sortir. Que fera-t-il ? Il n’a qu’un parti à prendre ; les éloges l’ont perdu, il se fait écrivain de profession, et cela sans éducation première, sans études, avec quelques mots creux dans le cerveau. C’était un honnête ouvrier qui gagnait de quoi vivre, c’est un écrivain sans ressources. Si son orgueil n’était engagé, il reculerait ; mais il ira jusqu’au bout, l’infortuné ! et je devine ce qu’il va devenir : une imagination pleine de chimères, un cœur plein de fiel, un bras au service de toutes les insurrections, — Les socialistes proposaient donc, pour guérir la littérature de tous ses désordres, d’introduire un immense désordre de plus.

Qui peut beaucoup dans la guérison, c’est la critique. Qu’elle ne cesse d’attaquer avec modération et énergie l’esprit de désordre sous toutes ses formes, et les débauches diminueront peu à peu, l’air se purifiera. Au point où nous sommes, le public saturé et l’écrivain épuisé font un retour sur eux-mêmes ; l’heure est favorable pour arriver à l’oreille du prince. Cependant, si la critique ne réussit pas tout d’abord, si elle s’adresse à des enfans prodigues incorrigibles, ce n’est pas une raison pour qu’elle se décourage et se retire sous sa tente. Il y a derrière le nuage, à l’horizon, la génération qui va arriver dans quelques années ; il faut la sauver à tout prix, celle-là, et ne pas. permettre que, sans s’en douter, innocemment, parce qu’aucune voix ne l’aurait avertie, elle débute par la saturnale et se trouve de