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parchemins, les autres tombent à genoux devant le monument. On discute sur les dates, on analyse la couleur de l’encre, la forme des lettres ; à ce propos, mille épithètes homériques sont échangées : chien, imbécile, misérable ! Personne n’ose aller au fond de la question, et prouver par la niaiserie des œuvres l’imprudence de la fraude ; bientôt le public se charge d’en faire justice.

Un auteur à la mode, sir Bland Burgess, décore d’un prologue le prétendu drame de Shakspeare, et en appelle au bon goût des auditeurs. Vortigern, joué par les grands acteurs de l’époque, tombe au milieu des rires et des sifflets universels. Lorsque Kemble prononça ce beau vers du jeune Ireland :

Finissez, finissez, farce trop sérieuse,

ce fut (dit miss Seward) un gémissement épouvantable et un hurlement du parterre qui dura près de cinq minutes. Le jeune homme se consola dans les bras de son père, qui resta heureux et dupe jusqu’à la fin de sa vie.


Résumons en peu de mots ces annales anglaises de la fraude littéraire. Ici les dates sont expressives ; De Foë écrit ses histoires chimériques entre 1715 et 1730 ; Psalmanazar publie ses confessions en 176i ; Macpherson accomplit son œuvre en 1768 ; Chatterton essaie la sienne en 1770 : — quelle lutte secrète d’intérêts masqués et violens, et quel problème intéressant pour le philosophe ! Ce fait bizarre n’avait pas été signalé, même par Coleridge et d’Israëli. On dirait que cette société triomphante et active, en redoublant d’ambition et d’efforts, a transformé l’art lui-même en hypocrisie, et a fait entrer dans les jeux et les créations de la fantaisie la sérieuse ardeur de son fanatisme.


PHILARETE CHASLES.