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n’y a que les autres qui aient de l’argent. J’espère être introduit bientôt auprès d’un grand meneur du côté ministériel. » Une vieille femme de Bristol, sa seule protectrice, faisait sa chambre et soignait ses habits ; c’était une Mme Balance, bonne femme qui ne comprenait rien à la littérature. Un jour il vint lui dire : « J’ai écrit des injures horribles contre les ministres ; j’espère qu’on m’enverra demain ou après à la Tour de Londres, et ma fortune est faite. » La pauvre femme le crut fou.

Présenté au célèbre Beckford, lord-maire, il écrit pour lui quelques pamphlets ; ce protecteur meurt ; Chatterton suppute ainsi les gains et les pertes que ce décès lui a valus ;


Perdu par sa mort 1 liv. 11 sh. 6 d.
Gagné en élégies 2 2 0
— en essais 3 3 0
Je me réjouis donc de sa mort pour 3 13 6

Ses visions s’évanouissent ; mais l’orgueil le soutient, pendant que la hideuse pauvreté approche : il change de logement et loue un grenier. On lui propose une place d’aide-chirurgien sur un vaisseau en partance pour l’Afrique ; comme il ne savait rien en chirurgie, M. Barrett, chirurgien, refuse de le recommander ; sa dernière espérance lui manque. Alors commence l’épouvantable et courte agonie du malheureux enfant qui s’était promis de se tuer s’il manquait le succès ; il passe des journées entières sans alimens, et ne veut pas aller retrouver sa mère et sa sœur à Bristol ; un apothicaire dans la boutique duquel il entre en passant le prie plusieurs fois de dîner avec lui, et il refuse ; un jour seulement il accepte quelques huîtres offertes, et les dévore plutôt qu’il ne les mange ; mistriss Angel, sa propriétaire, sachant qu’il n’a rien pris depuis trois jours, l’invite à dîner avec elle ; il repousse cette offre comme une offense, remonte chez lui, et accomplit sa résolution, consignée dans ce testament écrit une année auparavant. Au moment même où il se tuait, un des chefs du collège d’Oxford, le docteur Frey était sur la route de Bristol, où il allait pour s’enquérir de Chatterton et le protéger ; il arriva au moment où la vieille mère venait d’apprendre qu’on avait enterré le poète dans la fosse des pauvres, près de la maison d’asile de Shoe-Lane.

Tel est Chatterton ; les annales des pseudonymes anglais au XVIIIe siècle, de ces hommes ardens qui violentaient le succès et le voulaient à tout prix, même au prix de l’honnêteté, trouvaient ainsi leur déplorable victime, et, chose douloureuse, c’était le plus grand d’entre eux ;