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contenant un projet de suicide ; Chatterton avait marqué la date de sa mort au 15 avril 1770. En effet, il semblait difficile que cette habitude de sérieuse fraude dont l’Angleterre avait donné tant d’exemples, et qui avait eu son drame avec Daniel De Foë et sa comédie avec Psalmanazar, ne trouvât pas quelque jour sa catastrophe tragique. Maître Lambert, qui ne craignait rien tant qu’un coroner’s inquest, le mit à la porte, de peur qu’il se suicidât chez lui. Chatterton écrivit aussitôt à plusieurs libraires de Londres, qui, découvrant dans ses lettres les symptômes du talent, l’encouragèrent et l’appelèrent auprès d’eux. — « Quelles sont vos intentions ? lui demanda un de ses amis. — Je me ferai homme de lettres, et, si cela ne réussit pas, prédicateur méthodiste ; les hommes sont aussi niais qu’autrefois. Dans le cas où cette ressource dernière viendrait à me manquer, j’en finirais avec un pistolet. »

Un des excellens poètes de notre temps a créé, à propos de Chatterton, un type que nous ne rappelons ici que pour mémoire ; il faut rendre hommage à l’une des plus pures œuvres de l’art moderne. Quant au Chatterton du XVIIIe siècle, révélation du génie de son époque, celui-là naît du bouillonnement de l’orgueil et des intérêts ; il offre la maturité terrible de l’ambition dans l’adolescence, en un temps où toutes les forces sociales se tendaient jusqu’à se briser. Nul sentiment doux ou gracieux ne se mêle aux ardeurs de son âme brûlée d’ambition ; avant que la misère et le désespoir l’assaillent à Londres, il a décidé de son sort : il mourra ; la passion du succès est en lui plus forte que l’âge. Il n’a ni foi, ni amour, ni doctrine ; il ne croit pas en Dieu, n’aime personne, et veut jouir vite ou se tuer.

Terrible et douloureux héros I c’est la dernière expression littéraire de cette intensité de passion, sourde et voilée, dont Junius le pseudonyme sera la dernière expression politique. Ses journaux, ses lettres, ses notes, ses souvenirs, sont comme une terre calcinée que nulle rosée bienfaisante ne rafraîchit ; il a la rage du succès, la soif impuissante de la fortune ; sobre, grave, rangé, l’égoïsme le jette dans l’abîme. « Il était, dit sa sœur, impérieux et orgueilleux. » Sans instruction primitive d’ailleurs, et ne sachant ni le latin ni le grec, il s’était élevé lui-même ; — pauvre enfant, tué par sa précocité, — l’enfant qui se fait homme, et périt dans l’effort !

Il part pour Londres ; ses lettres à sa mère et à sa sœur témoignent de l’orgueil le plus terrible et de la vanité la plus éveillée. Dans la première, 20 avril 1771, il dit que l’honnête cocher l’a complimenté de ce qu’il se tenait bolder and tighter, plus hardi et plus ferme que